L’évasion fiscale au Canada : les différences théoriques de la notion

Photo by Christine Roy on Unsplash

Par Luis Vargas (LL.M. droit international, Université de Montréal), étudiant au programme d’actualisation en droit à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

Il est indéniable que l’évasion fiscale est un fléau de notre société contemporaine; son impact affecte gravement le tissu social, ainsi que nos institutions démocratiques et économiques. Récemment, elle est devenue un sujet d’actualité dont il faut en tant que citoyen prendre la mesure et combattre à titre de juriste. Nous souhaitons nous intéresser à ce phénomène prévalant dans le milieu privilégié de la société et à l’impunité de ceux qualifiés de criminels à « col blanc » par le sociologue américain, Edwin H Sutherland [1].

Les derniers scandales d’évasion dans des paradis fiscaux, les « Panama Papers » et les « Paradis Papers », lesquels ont fait suite à la fois à une série plus ancienne de révélations (« Lux Leaks », « Malta Leaks » et « Swiss Leaks ») le confirment; des milliards de dollars sont cachés au fisc année après année par les élites partout dans le monde. Des compagnies comme Apple, Nike et Facebook, ainsi que des célébrités comme Marta Stewart, Madona et Justin Timberlake, ont été au cœur de ces scandales [2].

Au Canada par exemple, les pertes sont évaluées à 25 milliards des dollars annuellement [3], dont 6,7 milliards dissimulés par la banque UBS en Suisse lors de la seule année 2008 [4]. Seulement au Québec, 257 millions de dollars ont été détournés par les particuliers [5]. En effet, selon le NPD, le gouvernement fédéral perd près de 8 milliards de dollars en revenu chaque année à cause de l’argent caché dans les paradis fiscaux par les plus riches et les grandes multinationales. Pour sa part, une estimation du ministère du Revenu du Canada, évalue jusqu’à 3 milliards chaque année les pertes attribuables à l’évasion fiscale [6].

La notion d’évasion fiscale comprend tant l’évitement que la fraude fiscale. Elle fait référence à l’ensemble des comportements ou stratagèmes basés sur des moyens, légaux ou illégaux, ayant pour but de réduire au minimum l’impôt payé [7]. Ainsi, nous trouvons deux utilisations distinctes de la notion d’évasion fiscale, la première, et la plus utilisée à l’échelle internationale, faisant référence à la fraude fiscale et une deuxième se rapportant à l’évitement fiscal. Enfin, comme nous le verrons plus loin, la controverse sémantique de la notion d’évasion fiscale la soumet à des interprétations multiples [8].

La fraude a lieu lorsque l’évasion « s’appuie sur des techniques illégales ou dissimule la portée véritable de ses acteurs afin de réduire le montant d’impôts d’un individu ou d’une société » [9] et l’évitement lorsque l’évasion fait usage des instruments légaux, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit généralement dans les limites fixées par la loi. En d’autres mots, ceux qui ont éludé l’impôt utilisent une interprétation très libre de ce qui est légal afin de céder un minimum à l’impôt. On peut alors qualifier l’évasion d’optimisation fiscale [10].

L’évasion fiscale, en tant qu’évitement ou optimisation, ne doit pas être confondue avec la fraude fiscale. D’une part, la fraude fiscale se produit « lorsqu’un contribuable ne déclare pas une partie de ses revenus, ou déduit de son revenu imposable une charge qu’il n’a pas supportée ou qu’il n’est pas autorisé à déduire » [11]. À titre d’exemple, « un contribuable qui détient un compte bancaire aux Bermudes et qui ne rapporte pas dans sa déclaration de revenus canadienne les gains générés dans ce compte commet de l’évasion fiscale » [12].

D’une autre part, l’évitement fiscal, terme anglo-saxon utilisé pour se référer au « résultat de mesures prises pour réduire au minimum l’impôt et qui, bien que conformes à la lettre de la loi, vont à l’encontre de son objectif et son esprit », a des conséquences de nature administrative [13]. Par exemple, « le haussement des dépenses avec l’utilisation artificielle d’une filiale basée dans un paradis fiscal afin de réduire ses impôts au Canada » [14]. L’évasion fiscale, contrairement à l’évitement fiscal, a des conséquences sur le plan criminel. En effet, les fraudeurs fiscaux peuvent être poursuivis en cour criminelle [15].

Par ailleurs, l’UE apporte une nuance entre l’optimisation fiscale et l’optimisation fiscale agressive. D’une part, « l’optimisation fiscale vise à réduire l’imposition et s’appuie de manière naturelle sur des mécanismes d’évasion fiscale, c’est-à-dire une organisation qui n’est pas illégale, mais utilise les marges » [16]. D’une autre, « l’optimisation fiscale agressive, elle, consiste à tirer parti des subtilités d’un système fiscal ou des incohérences entre plusieurs systèmes fiscaux afin de réduire l’impôt à payer » [17]. Cette pratique englobe les doubles déductions, c’est-à-dire quand la même perte est déduite à la fois dans l’État de la source des revenus et dans l’État de résidence, ainsi que la double non-imposition, soit lorsque des revenus non-imposés dans l’État de la source des revenus font l’objet d’une exonération dans l’État de résidence  [18].

Finalement, la Commission européenne souligne qu’il est difficile de tracer les frontières entre ces deux concepts et de déterminer lorsque la planification fiscale devient agressive, elle recommande donc de recourir à une étude au cas par cas. Selon un rapport publié en 2012, l’évasion fiscale dans l’Union européenne représente 1 000 milliards d’euros par an, soit 19,2 % de son PIB [19].


  1. Edwin H. SUTHERLAND, “White-Collar Criminality”, (1940), 5-1 American Sociological Review 1.
  2. Ben CHAPMAN, “Paradise Papers: Apple, Nike, Glencore, Everton FC and the other companies exposed in the tax leak so far”, Journal  Independent (UK), 6 novembre 2017.
  3. BUREAU DU DIRECTEUR PARLEMENTAIRE DU BUDGET, Constatations préliminaires concernant la fiscalité internationale, Ottawa, 20 juin 2019, p. 22.
  4. MINISTÈRE DES FINANCES, Paradis Fiscaux : plan d’action pour assurer l’équité fiscale, le plan économique du Québec, Québec, novembre 2017.
  5. Jean-François CLOUTIER, « Le Canada échoue en récupérer les des milliards cachés en Suisse », Journal de Montréal, 22 septembre 2017.
  6. ALEXANDRE BOULERICE (NPD), Paradis Fiscaux.
  7. Joseph J. THORNDIKE, « Évasion fiscale : la civilisation au rabais dans l’économie politique », (2003), 19 Revue l’Économie Politique, Altern. Économiques 56.
  8. Pour cet auteur, l’évasion fiscale « c’est concrètement le fait pour un contribuable d’utiliser au maximum les possibilités de la loi fiscale, au risque, il est vrai, d’en tourner l’esprit ». Selon lui, « au sens économique strict, l’évasion fiscale consiste à minorer l’imposition en jouant sur une panoplie d’instruments licites ». Henri SCHWAM, « Pourquoi l’Union Européenne mise-t-elle sur l’échange automatique d’informations », dans René SCHWOK (dir.), Place financière suisse, évasion fiscale et intégration européenne, Genève, Institut européen de l’Université de Genève, vol. 16, 2002, p. 49.
  9. FINANCES PUBLIQUES, Fraude, optimisation, évasion fiscale : de quoi parle-t-on?, 8 décembre 2017. Voir aussi : GOUVERNEMENT DU CANADA, En quoi l’évitement fiscal diffère-t-il de l’évasion fiscale?
  10. CHAMBRE DES COMMUNES, L’Agence de Revenu du Canada, l’évitement fiscale et l’évasion fiscale : mesures recommandes,  rapport du comité permanent de finances, Ottawa, Octobre 2016,  p. 3.
  11. FINANCES PUBLIQUES, préc., note 9. Voir aussi :  Henri SCHWAM, préc., note 8, p. 49.
  12. Marwah RIZQY, L’évasion fiscale et l’évitement fiscal grâce aux paradis fiscaux, Mémoire pour la Commission des finances publiques dans le cadre de son mandat d’initiative sur le phénomène du recours aux paradis fiscaux, mémoire, Université de Sherbrooke, 15 septembre 2016, p. 3.
  13. Cette approche est propre à la Common Law. GOUVERNEMENT DU CANADA, Qu’est-ce que l’évitement fiscal?
  14. Marwah RIZQY, préc., note 12, p.3.
  15. GOUVERNEMENT DU CANADA, préc., note 13.
  16. COMMISSION EUROPÉENNE, Recommandation de la Commission du 6 décembre 2012 relative à la planification fiscale agressive, 6 décembre 2012.
  17.  Id.
  18. CONSEIL EUROPÉEN, Train de mesures pour combattre l’évasion fiscale, DIRECTIVE (UE) 2017/952 DU CONSEIL du 29 mai 2017 modifiant la directive (UE) 2016/1164 en ce qui concerne les dispositifs hybrides faisant intervenir des pays tiers, Bruxelles, 12 mai 2017.
  19. COMMISSION EUROPÉENNE, Rapport sur la lutte contre la fraude fiscale, l’évasion fiscale et les paradis fiscaux (2013/2060(INI)), 3 mai 2013.