Covid-19 et personnes privées de liberté

Par Luis Vargas (LL.M. droit international, Université de Montréal), étudiant au programme d’actualisation en droit à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

Photo by Emiliano Bar on Unsplash

De récentes nouvelles font état d’éclosion de cas de COVID-19 dans plusieurs établissements carcéraux au Québec [1]. Début mai, les médias divulguaient que le gouvernement québécois prévoyait la libération de détenus afin d’éviter la propagation du virus à l’intérieur des pénitenciers [2]. La prison de Bordeaux à Montréal, le plus gros établissement au Québec, pour citer un exemple, compte présentement 93 prévenus et 5 agents correctionnels infectés [3]. Or, le Canada ne serait pas le seul pays à prendre ce genre de mesures, l’État du New Jersey et la Californie aux États-Unis ont également suivi cette route [4].   

Parler du système carcéral en temps de coronavirus n’est pas un enjeu mineur. La pandémie représente pour les gouvernements du globe et pour leurs pénitenciers une bombe à retardement [5]. Parmi les facteurs qui influencent le risque de contamination à l’intérieur des prisons, nous trouvons la surpopulation carcérale. En effet, dans ces conditions, il semble difficile, voire impossible, de mettre en place des mesures de prévention contre le coronavirus, notamment la distanciation sociale et l’hygiène appropriées [6].    

Sans être exhaustif, les principales causes du phénomène de la surpopulation sont la détention provisoire, la rétention de la population et le recours excessif à l’incarcération. En effet, nous retrouvons dans les établissements carcéraux des prévenus en attente d’une sentence, qui n’ont pas été capables de payer une caution ou qui préfèrent y demeurer par apathie ou ignorance devant les démarches administratives [7]. Ces facteurs ont contribué à la saturation des pénitenciers partout dans le monde, y compris en Amérique [8].

Selon les plus récentes statistiques du gouvernement canadien, le nombre total de détenus au Canada est de 38 786 (14 128,5 sont des détenus fédéraux et 24 657,5 sont détenus provinciaux)  [9] dont 61 % se trouve en situation de détention provisoire [10]. Ainsi, le taux d’incarcération au Canada est de 131 pour 100 000 adultes, (47,65 des détenus dans des établissements fédéraux et 83,16 ans des établissements provinciaux [11]. Le niveau d’occupation carcéral se situe autour de 102,2 %, c’est-à-dire que les prisons au Canada sont au-delà de leur capacité [12]. Notons que la tendance de la dernière décennie est la sureprésentation constante des prévenus en condition de détention provisoire [13].

Par ailleurs, aux États-Unis, le gouvernement annonçait le 26 mars l’intention de libérer des détenus considérés inoffensifs (c’est-à-dire qui n’ont pas commis des crimes violents ou de nature sexuelle) afin d’éviter la propagation de la maladie. Le plan était de procéder par le biais de mesures d’assignation à résidence, prioritairement pour les détenus âgés de plus de 60 ans ou atteints de maladies chroniques [14]. En effet, au cours du mois d’avril, l’État de Californie a procédé à la libération précoce de 3 000 détenus condamnés pour des délits mineurs [15]. Rappelons que les États-Unis sont le pays avec la plus grosse population carcérale sur le globe avec 2 121 600 détenus, ce qui représente un taux de 655 personnes pour 100 000 adultes, dont 22,5 % est en attente d’une sentence [16].

Au Canada, un ensemble de dispositions juridiques nous offrent une porte de sortie pour éviter l’engorgement du système carcéral [17]. En effet, l’article 11 de la Charte canadienne des droits et libertés [18] affirme qu’un citoyen possède le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Ainsi, la Cour Suprême du Canada, avec l’arrêt Jordan, a établi un plafond temporel de 18 mois pour les affaires instruites en cour provinciale et de 30 mois à la Cour supérieure. Tout dépassement de ce délai entraîne automatiquement un arrêt des procédures [19].

Il faut souligner que la Cour suprême du Canada prétend ainsi assurer en même temps le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne prévu à l’article 7 de la Charte des droits et libertés [20]. À cet égard, le demandeur doit faire la démonstration d’une atteinte à son intégrité corporelle ou psychologique [21].

Toutefois, il faut prendre en compte que la crise du coronavirus n’est pas à elle seule un motif suffisant pour déterminer la libération d’un détenu. Une étude au cas par cas s’avère nécessaire. En effet, c’est ce qu’a affirmé la Cour supérieure lorsqu’elle a dû se prononcer sur une requête argumentant le risque de contracter le coronavirus et invoquant l’arrêt Jordan. Lle juge de cette affaire a ainsi rejeté le recours afin d’assurer la sécurité du public. En effet, le demandeur, M. Videz-Rauda, avait été condamné pour bris de condition, voies de fait et trafic de drogue, et était de plus, récidiviste. Le juge Guy Cournoyer, a ainsi souligné [22] :

La pandémie actuelle ne saurait justifier la mise en liberté d’un prévenu si le tribunal est convaincu qu’il ne comparaîtra pas à son procès ou qu’il commettra d’autres infractions ou nuira à l’administration de la justice.

Avant d’affirmer que la gestion du COVID-19 dans les prisons appartient aux Services correctionnels du Canada et non aux tribunaux [23].

La professeure de droit de l’Université de Dalhousie, Adelina Iftene, reproche quant à elle l’action tardive des Services correctionnels face à la constante propagation du virus. Elle a demandé dans une lettre à la gouverneure générale l’utilisation de la prérogative royale de clémence afin de libérer les détenus [24]. Présentement, la Commission de libérations conditionnelles du Canada prévoit uniquement la libération conditionnelle exceptionnelle des détenus qui sont atteints d’une maladie grave ou qui se trouvent en phase terminale et pour qui le fait de demeurer en prison représente une contrainte excessive [25].

Pour sa part, l’enquêteur du Service correctionnel, Ivan Zinger, mentionne que le manque de structures de réintégration sociale post-libération est la principale raison de l’échec d’une stratégie de libération massive à court et moyen terme. Il mentionne au surplus qu’étonnamment au moins 3 500 détenus des prisons fédérales sont des personnes âgées et que, dans la majorité des cas, la date de leur admissibilité à la libération conditionnelle est passée depuis des années et même des décennies [26].

Certes, nous devons compter avec les mécanismes légaux pour éviter la surpopulation carcérale, et par conséquent la propagation du COVID-19 dans nos établissements pénitentiaires, quiont certainement leurs limites et leurs faiblesses. À la lumière des circonstances actuelles, il faut d’abord remettre en question l’efficacité de nos lois pour s’attaquer à la crise du coronavirus. Il faut peut-être considérer la possibilité de réformes législatives afin de désengorger le système carcéral, voire même l’intervention de l’exécutif.  Au final, nous devons utiliser tous les recours légaux et politiques à notre disposition si nous souhaitons vraiment gagner la bataille contre ce virus maudit.   


  1. Daniel RENAUD, « Éclosion du coronavirus appréhendée à Bordeaux », La Presse, 24 avril 2020.
  2. Mylène CRÊTE, « Québec envisage de libérer des détenus », Le Devoir, 2 mai 2020.
  3. SITE DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, État de la situation dans les établissements de détention, 2020. * Ces chiffres représentent le nombre actuel de détenus infectés à Bordeaux. **32 agents correctionnels de cet établissement se sont déjà récupérés du virus.  
  4. AFP, « COVID-19 : Washington prêt à libérer certains détenus », Le Devoir, 26 mars 2020.
  5. AFP, « Le coronavirus s’acharne sur l’immense population carcérale américaine », Journal de Montréal, 3 mai 2020.
  6. LE DROIT, Réduire la population carcérale pour contre le coronavirus dans les prisons, 9 avril 2020.
  7. ALTER JUSTICE, Les principales causes du problème de surpopulation carcérale, 2020.
  8. Selon des experts de l’ONU, des pays comme le Brésil, le Pérou et la Bolivie font face à des niveaux très élevés de surpopulation dépassant la capacité d’accueil jusqu’à 300 %. À ce sujet, voir aussi le site d’internet de PRISON STUDIES.
  9. STATISTIQUES CANADA, Statistiques sur les services correctionnels pour les adultes et les jeunes au Canada, 2017-2018.
  10. Id. Voir aussi : ALTER JUSTICE, Détention préventive, 2020.
  11. STATISTIQUES CANADA, préc., note 10.
  12. PRISON STUDIES, World Prison Brief data, Canada, 2020.
  13. STATISTIQUES CANADA, Statistiques sur les services correctionnels pour adultes au Canada, 2015-2016, p. 4.
  14. AFP, préc., note 4.
  15. Paul CHINN, « California to speed release up to 3,500 inmates because of coronavirus », The San Francisco Chronicles, 31 mars 2020.
  16. PRISON STUDIES, World Prison Brief data, USA, 2020.
  17. Art. 7 et 11 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte).
  18. Art. 11 Charte.
  19. R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (CanLII), [2016] 1 RCS 631. Voir également, Jean-Claude BERNATCHEZ,  « L’arrêt Jordan : un électrochoc! », (2017) 1-1 Revue internationale sur le travail et la société 1.
  20. Art. 7 Charte; BERNATCHEZ, préc., note 19, p. 3.
  21. Id
  22. Daniel RENAUD, « Libération des détenus la COVID-19 un facteur pertinent, mais non une abdication de la règle de droit », La Presse, 8 mai 2020. Voir aussi Mylène CRÊTE, «  La libération d’un détenu en raison de la COVID-19 rejetée » Le Devoir, 8 mai 2020.
  23. Id.
  24. Marc GODBOUT, « La situation dans les pénitenciers pourrait prolonger la crise de la COVID-19 », Radio Canada, 22 avril 2020.
  25. GOUVERNEMENT DU CANADA, La COVID-19 et la Commission des libérations conditionnelles du Canada, 2020. Selon l’article 119 de la Loi du système correctionnel du Québec, dans ses décisions la Commission tiendra compte des facteurs suivants : la nature, la gravité et les conséquences de l’infraction commise (par exemple l’existence de violence et de personnes vulnérables dans le dossier), ainsi que le risque de récidive, etc…      
  26. M. GODBOUT, préc., note 24.