Le 22 octobre, Jordan, tu aurais eu 21 ans

Par Louis-Philippe Boivin Grenon, étudiant au baccalauréat en droit et membre de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh.

Photo: Jordan River Anderson, The Messenger

Le 28 septembre dernier, le Québec a été choqué de voir (et d’entendre) l’atmosphère sordide, teintée de racisme, au moment du décès d’une Atikamekw originaire de la communauté de Manawan et mère de sept enfants. Depuis longtemps, le Canada et les provinces ont conjointement dérogé à leurs obligations à l’égard des Autochtones, et ce, notamment en ce qui a trait à l’accès aux soins de santé.  Il est d’autant plus malheureux que de tels drames doivent survenir pour que la réalité des peuples autochtones émerge et que leur voix soit entendue. Le 22 octobre prochain, un jeune cri du Manitoba, Jordan River Anderson, aurait soufflé ses vingt-et-une bougies, l’âge que j’ai.  Au lieu de cela, Jordan est décédé le 2 février 2005, à l’âge de cinq ans. Drame d’une infinie tristesse, il est né avec des besoins médicaux complexes et aura passé la moitié de sa trop courte existence à l’hôpital de Winnipeg, loin de ses proches.  Un tel événement est survenu, car les deux instances de gouvernement se relançaient la balle quant à savoir qui aurait à défrayer les coûts des soins à domicile de Jordan. [1]

Ce drame a bouleversé l’opinion publique et a amené le gouvernement fédéral à agir à l’égard des Premiers Peuples. Un constat unanime en est ressorti : les jeunes enfants autochtones n’ont pas accès à d’aussi bons soins que les jeunes enfants canadiens non-autochtones. Or, l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à tous et chacun l’égalité devant la loi, balayant du revers de la main toute forme de discrimination basée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur de peau, la religion, le sexe, l’âge ou la déficience mentale ou physique [2]. De ce constat est né le principe de l’enfant d’abord, communément appelé « Principe de Jordan » en droit interne canadien. Ce principe, administré par le gouvernement du Canada, place en avant-plan les intérêts de l’enfant autochtone en payant les frais liés à la perception de services dans les domaines de la santé, des services sociaux et de l’éducation afin de pourvoir les besoins que les programmes actuels ne sauraient combler [3].

Le 23 février 2007, l’Assemblée des Premières Nations et la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada ont déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne. En effet, elles affirmaient que le Canada, par l’entremise de ses agents plénipotentiaires en matière autochtone, a fait preuve de discrimination basée sur la race envers les jeunes enfants issus des communautés des Premières Nations, puisqu’il débourse moins de deniers publics pour le financement de la protection de l’enfance dans les réserves. En conséquence, moins de services sont offerts à ces enfants. Dix mois plus tard, la Chambre des communes adopte à l’unanimité une motion soutenant le principe de Jordan et l’idée générale est la suivante [4] :

[…] dans les cas où un service gouvernemental est offert à tous les autres enfants, mais qu’un conflit de compétence surgit entre le Canada et une province ou un territoire ou encore entre différents ministères concernant les services fournis à l’enfant d’une Première Nation, le premier ministère contacté est celui qui paie pour les services et peut demander un remboursement à l’autre ministère ou gouvernement, une fois que l’enfant a reçu lesdits services [5].

Malheureusement, le Tribunal canadien des droits de la personne statue dans sa décision de 2016 que le gouvernement fédéral applique le principe de Jordan de manière restrictive et lui ordonne de cesser cette application injuste [6] :

[481] Le Tribunal ordonne à AADNC de mettre fin à ses actes discriminatoires et de modifier le Programme des SEFPN et l’Entente de 1965 conformément aux conclusions de la présente décision. Le Tribunal enjoint également à AADNC de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre des mesures pour appliquer immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens [7].

À la suite de cette saga judiciaire, le 10 mai est devenu le « Bear Witness Day » où l’on honore la mémoire du jeune Jordan River Anderson. Le nom Bear Witness est tiré d’un ours en peluche s’appelant Spirit Bear [8], devenu le symbole des enfants touchés dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Canada (Procureur général) (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) de 2016 [9].

Enfin, je réitère l’idée selon laquelle il est important de créer un dialogue entre les différentes nations autochtones et les deux instances de gouvernement et surtout à quel point il est important de ne pas sombrer dans un lourd fardeau bureaucratique comme celui qu’a vécu Jordan. Il est tout aussi important que les Premiers Peuples bénéficient de soins culturellement adaptés à leurs besoins [10]. Les Autochtones ont des droits garantis par la loi suprême du pays [11] et ils ne doivent pas être traités comme des marginaux ou des boulets pour la société canadienne. Ils sont les trésors de la Couronne, mais aussi les pupilles de cette dernière et ils ont les moyens de produire une éblouissante richesse pour la nation.

Je tiens à souligner l’importance de la fatalité dont Jordan a été victime afin de faire avancer la lutte pour l’égalité dans l’accès aux soins de santé des siens. Il a su renforcer la flamme de plusieurs Autochtones tel que moi et nous pousser à persévérer et à prouver à la société canadienne que les Premières Nations sont capables de s’éduquer et d’aller défendre leurs droits (tant ancestraux que normatifs).

Je termine en vous remémorant la devise de notre bien-aimée Faculté de droit, qui embrasse à merveille l’objectif de bien des juristes autochtones : Pro jure patrio stamus , en français « Nous nous tenons défenseurs du droit ancestral » [12].


  1. COMMISSION DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX DES PREMIÈRES NATIONS DU QUÉBEC ET DU LABARADOR, Qu’est-ce que le principe de Jordan?
  2. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11, art. 15.
  3. Id., note 1.
  4. CANADA (CHAMBRE DES COMMUNES), motion 296, 12 décembre 2007.
  5. Julie D’AUTEUIL et Angéline THERRIEN-LAPOINTE Angéline, « Principe de Jordan : Nouvelle décision du tribunal des droits de la personne », 2 août 2017.
  6. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Canada (Procureur général) (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2.
  7. Id., par 481.
  8. Jennifer BRANT et Michelle FILICE, « Principe de Jordan (2020) », Encyclopédie Canadienne, 27 mai 2020.
  9. Préc., note 6.
  10. Lauren BABA, Lauren, Sécurité culturelle en santé publique chez les Premières Nations, les Inuits et les Métis, Centre de collaboration nationale de la santé autochtone, 2013.
  11. Charte canadienne, préc., note 2, art. 35.
  12. UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (FACULTÉ DE DROIT), « Armoiries et interprétation ».