Les tribunaux et l’évaluation de la responsabilité morale d’un fraudeur

Par François Boillat-Madfouny, étudiant à la maîtrise en droit criminel à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

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Notre droit criminel sanctionne l’individu qui commet une fraude, à savoir celui ou celle qui « par supercherie, mensonge au moyen dolosif, […] frustre le public ou toute personne […] de quelque bien, service, argent ou valeur » [1]. Nous en avons brièvement survolé les éléments essentiels dans le cadre d’une publication antérieure s’intéressant aux fraudes et à la prestation canadienne d’urgence.

Cela étant, toute fraude ne sera pas sanctionnée de la même façon. Comme pour toute autre infraction au Code criminel, la juge chargée de la détermination de la peine aura à considérer une série d’objectifs et de principes en matière de détermination de la peine [2]. Ainsi, la juge devra notamment considérer la gravité objective de l’infraction de fraude, récemment réaffirmée par le Législateur au cours des dernières années [3], tout en étudiant la gravité subjective des faits du dossier à la lumière du cadre d’analyse qu’a proposé la Cour d’appel dans l’affaire Lévesque c. P.G. (Québec) [4]. Par la présente, nous souhaitons brosser un bref portrait de ce cadre d’analyse, systématiquement repris par les tribunaux, par lequel la Cour d’appel énumère divers facteurs permettant de mieux cibler la responsabilité morale du contrevenant dans un contexte de fraude.

La nature et l’étendue de la fraude

Le premier critère sur lequel insistent les tribunaux dans la détermination de la responsabilité morale du délinquant est la nature et l’étendue de la fraude. Ainsi, si la fraude commise est de longue durée [5], implique de multiples transactions [6] ou implique un grand nombre de victimes [7], cela aura une incidence sur la gravité subjective de l’infraction. Par ailleurs, l’ampleur de la fraude se calculant également par l’ampleur de la perte pécuniaire subie par la victime, le fait que cette dernière n’ait pas été remboursée, ne serait-ce que partiellement, ou – pire encore – qu’elle se soit trouvée dans une situation financière périlleuse à cause de la fraude [8], est certainement pertinent quant à la responsabilité morale du contrevenant [9].

Le degré de préméditation

Par ailleurs, plus la ou les fraudes semblent préméditées, plus la responsabilité morale du contrevenant est grande. Ainsi, le fait qu’elle soit planifiée et calculée, qu’elle soit élaborée, qu’elle soit minutieuse, qu’elle implique la mise en place d’un « système » pour échapper aux divers contrôles mis en place, qu’elle implique de nombreuses transactions, qu’elle implique la fabrication de faux (pièces d’identité, documents bancaires, registres financiers, etc.) ou qu’elle implique la participation d’autres personnes [10], constituent tous des facteurs qui amplifient la responsabilité morale du contrevenant [11].

Le comportement du contrevenant après la commission de l’infraction

Dans l’affaire Lévesque, la Cour d’appel invite également les tribunaux chargés de la détermination de la peine de la peine à considérer le comportement du contrevenant après que la fraude est découverte. En temps normal, la preuve du comportement postdélictuel, lorsqu’admissible, peut parfois jouer un rôle quant à savoir si l’accusé est coupable de l’infraction qu’on lui reproche. Cela étant, elle peut également influencer la responsabilité morale d’un contrevenant, particulièrement dans le contexte d’une fraude. Ainsi, le fait d’avoir participé à l’enquête policière, d’avoir collaboré avec les autorités et d’avoir avoué la commission des gestes atténue sa responsabilité morale [12], bien que l’effet d’une collaboration soit moindre si la preuve à charge est accablante [13]. À l’inverse, le fait que le contrevenant ait effectué diverses manœuvres pour masquer les gestes frauduleux alors que l‘enquête criminelle s’amorçait illustre sa turpitude morale [14]. Par ailleurs, le fait que le contrevenant n’ait pas remboursé, ou n’ait pas même tenté de rembourser la victime, fait également partie des considérations postdélictuelles pouvant influencer la détermination de la peine [15].

Les condamnations antérieures du contrevenant

Comme à l’égard de toute infraction, la Cour d’appel nous rappelle que le fait d’avoir commis des gestes frauduleux malgré des antécédents judiciaires en semblable matière, laisse entendre une responsabilité morale élevée et un besoin marqué de dissuasion spécifique, surtout si les antécédents sont récents.

Les bénéfices personnels retirés par le contrevenant et la motivation sous-jacente au crime

Par ailleurs, les raisons ayant poussé le contrevenant à commettre les gestes reprochés peuvent influencer différemment sa responsabilité morale. Ainsi, lorsque les sommes ont été fraudées à des fins de lucre, par cupidité, par appât du gain, ou lorsqu’elles ont été dilapidées pour s’offrir du luxe, cela milite pour une responsabilité pénale plus importante [16]. À l’inverse, si les sommes ont été utilisées à des fins plus sympathiques, telles qu’une détresse financière, un désordre physique ou psychologique, ou pour payer les dettes encourues par un conjoint alcoolique [17], les frais liés à une dépendance (alcoolisme, toxicomanie, jeu compulsif) [18] ou les frais nécessaires pour nourrir ou vêtir ses proches [19], les tribunaux sont invités à faire preuve d’une plus grande mansuétude.

Le caractère d’autorité et le lien de confiance

La Cour d’appel identifie ensuite un facteur qui mérite une attention particulière, soit le lien d’autorité ou de confiance qu’entretenait le contrevenant à l’égard de la victime. Essentiellement, le fait d’avoir profité d’un tel lien doit être fortement dénoncé. Il s’agit d’un facteur aggravant qui est d’ailleurs codifié [20] et qui s’applique à l’égard de l’ensemble des infractions criminelles. Ainsi, dans le cas de fraudes commises, par exemple, à l’encontre de son employeur, la jurisprudence est sans équivoque à l’effet que le fait que le contrevenant ait abusé du lien de confiance avec son employeur afin de le frustrer de sommes considérables constitue un facteur aggravant significatif [21]. L’abus de confiance peut également se manifester dans divers autres contextes relationnels, tels qu’entre conjoints [22], entre partenaires commerciaux [23] ou, bien évidemment, entre un maire et sa municipalité [24]. Dans tous les cas, plus le lien de confiance est important, plus cela devient un facteur aggravant [25]. La jurisprudence reconnaît systématiquement le poids significatif de ce facteur sur la responsabilité pénale d’un contrevenant, de sorte que les facteurs de dissuasion et de dénonciation doivent être privilégiés de tels contextes, bien que ce ne soit pas automatique [26].

Appropriation des deniers publics

Finalement, la Cour d’appel invite les tribunaux à reconnaître la gravité particulière d’une fraude de sommes constituant des deniers publics, et encore plus s’ils étaient destinés à des personnes en difficulté. Ce facteur plus rare, mais lorsqu’il est présent, il est « particulièrement préoccupant », tel que l’expliquait la Cour d’appel récemment [27].

Bref, voilà donc les facteurs que les juges d’instance sont appelés à considérer lorsqu’ils cherchent à déterminer la peine appropriée à imposer à l’égard d’un individu ayant commis des gestes frauduleux. Ces facteurs ne sont certainement pas exhaustifs, et une série d’autres facteurs atténuants et aggravants, qu’ils émanent de la loi [28] ou de la jurisprudence, pourraient également trouver application et jouer un rôle quant à l’établissement de la peine proportionnée.

Dans tous les cas, la détermination de la peine est un processus très complexe. Les tribunaux rappellent fréquemment que « [l]’imposition d’une peine juste et appropriée est toujours un exercice difficile et délicat » [29]. Cela est tout aussi vrai à l’égard des infractions relatives à la fraude. Les facteurs de l’arrêt Lévesque peuvent certes guider les tribunaux, mais l’exercice complet exigera toujours un examen minutieux des nombreux autres principes, objectifs et facteurs pertinents, et ce, afin d’imposer une peine « proportionnée à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » [30].


  1. Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 380(1) (ci-après « C.cr. »).
  2. C.cr., art. 718-718.2.
  3. La gravité objective d’une infraction est fonction de sa peine maximale. Lorsque le législateur a haussé la peine maximale de la fraude de plus de 5 000$ à 14 ans, cette infraction est devenue plus grave, objectivement, i.e. sans égards aux faits de la cause (R. c. Rail, 2016 QCCQ 4491, par. 17).
  4. Lévesque c. P.G. (Québec), [1993] J.Q. no 2006 (C.A.).
  5. R. c. Ardis, 2019 QCCQ 3488, par. 24. Voir aussi Landry c. R., 2019 QCCQ 1390, par. 45; R. c. Côté, 2020 QCCQ 2320, par. 26; R. c. Martineau, 2015 QCCQ 1605, par. 26.
  6. R. c. Côté, préc., note 5; R. c. Henry, 2020 QCCQ 601, par. 30.
  7. R. c. Ardis, préc., note 5, par. 41.
  8. R. c. Collette, 2018 QCCQ 8872, par. 60.
  9. R. c. Vaillancourt, 2019 QCCQ 7881.
  10. R. c. Laamari, 2014 QCCQ 13931, par. 34.
  11. R. c. Henry, préc., note 6, par. 30.
  12. R. c. Ardis, préc., note 5, par. 49-52.
  13. R. c. Boily, 2018 QCCQ 1486, par. 22.
  14. R. c. Martineau, préc., note 5.
  15. R. c. Franck, 2013 QCCQ 15542, par. 46; R. c. Labbé, 2020 QCCQ 541, par. 14-16; R. c. Croteau-Ruthledge, 2011 QCCQ 1770, par. 40.
  16. R. c. Gilbert, 2020 QCCM 29, par. 38.
  17. R. c. Martineau, préc., note 5, par. 32; R. c. Leclerc, 2020 QCCQ 2306, par. 34.
  18. R. c. Deschênes, 2020 QCCQ 1678, par. 43-44; R. c. Croteau-Ruthledge, préc., note 15, par. 43.
  19. Id.
  20. C.cr., art. 718.2 a) iii).
  21. R. c. Gosselin, 2018 QCCQ 6992, par. 30; R. c. Dupuis, 2015 QCCQ 876 [appel sur la peine rejeté].
  22. R. c. Rail, préc., note 3, par. 18-19.
  23. R. c. Boily, préc., note 13, par. 22.
  24. R. c. Labbé, préc., note 15, par. 19-20; Poirier c. R., 2018 QCCA 1803.
  25. R. c. Gilbert, préc., note 16, par. 38; R. c. Ardis, préc., note 5; R. c. Dupuis, préc., note 21; R. c. St-Martin, 2013 QCCQ 6422, par. 62-64; R. c. Gingras, 2020 QCCS 748.
  26. Harbour c. R., 2017 QCCA 204, par. 37-40.
  27. R. c. Fedele, 2018 QCCA 1901, par. 142.
  28. C.cr., art. 380.1 C.cr.; C.cr., art. 718.2 a).
  29. C’est ce que mentionnait la Cour supérieure dans R. c. Perrier, 2013 QCCS 1658.
  30. C.cr., art. 718.1