« Lack-tivism » judiciaire

Par Sean Giacobbe, étudiant à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. ***Ce texte s’est mérité le premier prix du Concours annuel de rédaction Bastarache en partenariat avec Fasken.

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In fact, however, judges neither should be nor are deputy legislators, and the familiar assumption, that when they go beyond political decisions already made by someone else they are legislating, is misleading [1]

– Ronald Dworkin

En temps de crise nationale, les intérêts individuels ne peuvent plus être distingués des intérêts de la société dans son ensemble [2]. Cette approche utilitariste semble presque aller de soi en temps d’urgence, alors que le gouvernement donne la priorité au « bien commun » au détriment des droits individuels. Une telle redéfinition emporte souvent une limitation des droits civils au profit des besoins de la collectivité, comme le démontrent amplement les effets des mesures adoptées en réponse à la COVID-19 sur la liberté de religion, d’association et, dans une certaine mesure, de presse [3]. Ces importantes limitations, dont beaucoup sont facilement acceptées par la communauté juridique, doivent toutefois être examinées de manière judicieuse; la gamme de mesures imposées pour ralentir la propagation de COVID-19 n’a pas été adoptée par les mécanismes habituels et transparents du corps législatif, mais a émergé du pouvoir exécutif, une forme de législation décrite par certains auteurs comme étant le « rule by decree » [4].

Le gouvernement fédéral s’est abstenu d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence [5]; il a décidé de plutôt s’appuyer sur l’étendue des pouvoirs offerts par la Loi sur la mise en quarantaine [6] qui permet, par exemple, la détention d’une durée indéfinie d’un individu qui donne à un fonctionnaire de l’État « des motifs raisonnables de croire qu’il est ou pourrait être atteint d’une maladie transmissible […] » [7]. La formulation de ces pouvoirs dans la Loi sur la mise en quarantaine ne contient toutefois « aucun des contrôles sophistiqués prévus par la Loi sur les mesures d’urgence » [8] pour empêcher les abus de pouvoir.

            Bien qu’il existe un consensus général au sein du monde juridique que la plupart des mesures pour prévenir la propagation de la COVID-19 sont constitutionnelles puisqu’elles constituent des limites raisonnables aux droits et libertés garanties par la Constitution [9], il n’en demeure pas moins que ces droits continuent d’exister en temps de pandémie et doivent être traités de manière appropriée par les tribunaux, de façon à limiter l’excès des gouvernements. L’Organisation mondiale de la Santé prévoit, à l’article 3(1) de son Règlement sanitaire international, l’obligation de respecter les droits fondamentaux dans l’application des règlements qui visent la santé publique : le règlement « […] est mis en œuvre en respectant pleinement la dignité des personnes, les droits de l’homme et les libertés fondamentales. » La même préoccupation se trouve dans le préambule de la Loi sur les mesures d’urgence, qui prévoit explicitement qu’ « en appliquant de pareilles mesures [d’urgence], le gouverneur en conseil serait assujetti à la Charte canadienne des droits et libertés […] » [10].

Il est donc inquiétant de constater la posture excessivement déférente que les cours ont envers le gouvernement lors des crises de santé publique. La branche judiciaire a en effet démontré par le passé cette tendance, par exemple lorsque deux tribunaux de l’Ontario ont accepté, en obiter, qu’une restriction des droits d’un plaignant à la vie, liberté et sécurité de l’article 7 de la Charte [11] serait justifiée par l’article 1 à la lumière des préoccupations que le Parlement poursuivait dans un contexte de santé publique non urgent [12] [13].

Dans le contexte particulier d’une situation d’urgence, les tribunaux du monde entier ont accordé une marge de manœuvre importante aux mesures préventives en vigueur, qu’elles soient d’origine exécutive ou législative [14]. En effet, la Cour suprême s’est déjà préparée à une approche plus généreuse du test d‘Oakes [15] en temps de crise, indiquant que les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la sécurité protégés à l’article 7, qui seraient autrement garantis, pourraient céder le pas à « des motifs de commodité administrative  […] dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d’hostilités, les épidémies et ainsi de suite » [16]. Cette déférence n’est toutefois pas souhaitable. Il est tout à fait inacceptable de donner le pouvoir aux gouvernements d’adopter des mesures disproportionnées en cas d’urgence, tout en bénéficiant d’une posture déférentielle de la part des cours. Ces incursions considérables dans les libertés fondamentales devraient passer l’examen minutieux constitutionnel qui s’applique en temps normal [17]. Ce n’est pas l’étendue des droits qui doit être réévaluée, mais la mesure gouvernementale en question.

La Cour se voit offrir une opportunité unique dans les situations d’urgence pour continuer à affirmer son indépendance en tant que branche distincte de celle de l’exécutif [18]. La branche judiciaire peut non seulement protéger les libertés garanties par la Constitution, mais, en obligeant le gouvernement à présenter des justifications pour ses objectifs et les moyens choisis pour les atteindre, peut permettre le développement sain et durable de la jurisprudence même en temps d’urgence [19]. La Cour suprême a récemment réaffirmé le rôle fondamental d’arbitre joué par les tribunaux lorsqu’une action de l’exécutif est contestée : « Nous insistons également sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif. » [20] Comme le professeur Dyzenhaus le souligne à juste titre, ce qui importe le plus dans une société libre et démocratique, c’est une « culture de légalité gardienne de la constitution » [TRADUCTION] [21]. Les tribunaux ont un rôle institutionnel à jouer en exigeant le gouvernement de se plonger dans un discours normatif dans le cadre d’un litige [22].

Ce processus de délibération au sein des tribunaux peut servir à assurer la transparence et la responsabilisation du gouvernement, protégeant ainsi les libertés fondamentales garanties par la constitution. S’il est vrai que les défaillances systémiques ressurgissent le mieux dans des situations de crise ou d’urgence, ils peuvent alors devenir l’occasion pour un dialogue plus significatif sur l’agora publique [23]. Le droit doit avoir une flexibilité lui permettant d’évoluer avec la société plutôt que de représenter un rempart conservateur contre l’évolution des normes constitutionnelles, en particulier dans le domaine des droits fondamentaux, qui doivent s’adapter continuellement pour mieux refléter la réalité des canadiens [24]. Comme les tribunaux exigent du gouvernement une justification publique pour les actes qui limitent les droits fondamentaux, tant législatifs qu’exécutifs, les fonctionnaires doivent être en mesure de fournir des motifs suffisamment acceptables à la lumière des principes constitutionnels fondamentaux protégeant ces droits [25]. Le processus de révision judiciaire stricte, même en temps d’urgence, permet dattribuer un aspect démocratique à la révision judiciaire en lui accordant « a mechanism for the justification of decisions (based on openness and rational deliberation) » [26] qui permet, à tout le moins, la possibilité d’une participation démocratique à l’élaboration des normes constitutionnelles, même en période de crise nationale. Lorsque les tribunaux se résignent à une approche trop déférente, ils échouent dans leur rôle institutionnel et, faute d’audace, on perd plus que des droits.


  1. Ronald DWORKIN, « Hard Cases », (1975) 88 H.L.R. 1057, 1058.
  2. Ock-Joo KIM, « Ethical Perspectives on the Middle East Respiratory Syndrome Coronavirus Epidemic in Korea », (2016) 49 J. Prev. Med. Public Health 18.
  3. Patrick PROVOST, « De quels ravages témoigner? », Le Devoir, 1 février 2021.
  4. Conrad NYAMUTATA, « Do Civil Liberties Really Matter During Pandemics », (2020) 9 International Human Rights Law Review 62.
  5. L.R.C. 1985, c. 22.
  6. L.C. 2005, c. 20.
  7. Id., art. 28(1) d).
  8. David DYZENHAUS, « Canada the Good? », Centre for Constitutional Studies, 27 avril 2020.
  9. Kristopher KINSINGER et Brian BIRD, « The Freedoms We Cannot Afford to Ignore During COVID-19 », Centre for Constitutional Studies, 29 juin 2020.
  10. Loi sur les mesures d’urgence, préc.,note 5, préambule.
  11. Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.‑U.).
  12. Amy SWIFFEN, « The One vs the Many: When Public Health Conflicts with Individual Rights », Centre for Constitutional Studies, 14 mai 2020.
  13. Canadian AIDS Society v. Ontario, [1995] OJ No 2361 (Ct J (Gen Div)); Toronto (City, Medical Officer of Health) v. Deakin, [2002] OJ No 2777 (Ct J (Gen Div)).
  14. Exceptionnellement, dans County of Butler v. Wolf, Ca 2:20-CV-677 (W.D. Pa. 2020), un juge en Pennsylvanie a rejeté les mesures mise en place par le gouverneur de l’état sur la base qu’elles contrevenaient aux amendements 1 et 14 de la constitution américaine.
  15. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
  16. Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, par. 85.
  17. Lindsay WILEY et Stephen VLADECK, « Coronavirus, Civil Liberties, and the Courts: The Case against ‘Suspending’ Judicial Review », (2020) 133:9 H.L.R. 179, 194.
  18. Id.
  19. Lindsay WILEY et Steve VLADECK , « COVID-19 Reinforces the Argument for ‘Regular’ Judicial Review – Not Suspension of Civil Liberties – In Times of Crisis », Harvard Law Review Blog, 9 avril 2020. Voir aussi : L. WILEY et S. VLADEK, préc., note 17, p. 197. Ce processus est d’autant plus important lorsque, comme nous l’avons déjà mentionné, une grande partie du droit applicable est créé par l’exécutif sous forme de règlements et de directives.
  20. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 2.
  21. David DYZENHAUS, The Constitution of Law: Legality in a Time of Emergency by David Dyzenhaus, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 233.
  22. Peter HOGG et Allison BUSHELL, « The Charter Dialogue between Courts and Legislatures (Or Perhaps the Charter of Rights Isn’t Such a Bad Thing After All », 35 Osgoode Hall Law Journal 75.
  23. À titre d’exemple, les conditions déplorables des CHSLD du Québec, qui ont entraîné la mort de centaines de personnes âgées : Robert Dutrisac, « Morts indignes », Le Devoir, 11 décembre 2020.
  24. Jocelyn STACEY, « Emergencies and the Rule of Learning », Centre for Constitutional Studies, 20 juillet 2020.
  25. Id.
  26. Jean LECLAIR, « Unwritten Constitutional Principles: The Challenge of Reconciling Political and Legal Constitutionalisms », 65 McGill Law Journal 153, 164.