La décolonisation : vers une revitalisation égalitaire des traditions juridiques autochtones
Par Moira-Uashteskun Bacon, étudiante à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
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Les peuples autochtones cherchent de plus en plus à exercer leur droit à l’autodétermination. L’exercice de ce droit se traduit notamment par la revitalisation des traditions juridiques propres aux différentes nations, phénomène de plus en plus visible au Canada. Ce phénomène entraîne toutefois certains enjeux. En effet, l’héritage colonial n’est pas sans impact sur l’exercice du pouvoir dans les communautés. Ce pouvoir peut être exercé de façon discriminatoire envers les femmes et les membres de la communauté 2ELGBTQQIA [1]. Il y a donc nécessité de s’assurer que la revitalisation des traditions juridiques autochtones s’exécute dans le respect des droits des femmes et des personnes autochtones s’identifiant 2ELGBTQQIA.
Impact du colonialisme sur les inégalités des genres
Sans prétendre que les peuples autochtones ne souffraient pas d’inégalités avant la colonisation, l’héritage colonial eut un impact négatif sur les rôles des genres dans les communautés autochtones. En effet, les colons sont venus influencer l’organisation sociale des communautés par l’implantation d’une société patriarcale au Canada, notamment par la voie des pensionnats [2]. Ainsi, cet héritage est venu accorder une voix d’importance à l’homme autochtone, au détriment de la voix de la femme autochtone [3]. Ce même héritage serait également à l’origine de la violence accrue dont sont victimes les femmes autochtones. Cette violence est telle qu’elle fit partie des thèmes abordés par la Commission d’enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues ou assassinées [4].
C’est pourquoi la revitalisation des traditions juridiques devrait s’exercer dans un climat de décolonisation qui dépasse le droit. Le processus lui-même doit être décolonisé en s’assurant qu’il ne reproduit pas l’héritage patriarcal légué par la colonisation.
Respect des droits des femmes
La précédente section a permis de démontrer que les femmes n’étaient pas à l’abri de l’inégalité même au sein de leur propre communauté en raison des impacts de l’héritage colonial. Ce dernier accorde effectivement une plus grande voix aux hommes, chose à laquelle ils se sont accoutumés avec le temps. Par conséquent, les hommes peuvent utiliser cet historique pour justifier leur position et décider de l’établissement de traditions juridiques qui feraient persister cette inégalité [5].
Le rôle des femmes est souvent négligé là où elles devraient pourtant occuper une position d’importance selon les traditions. Par exemple, les femmes autochtones sont historiquement reconnues comme les gardiennes de l’eau. Elles sont celles qui détiennent la sagesse et le savoir sur l’eau [6]. Leur participation est toutefois inexistante quant à la gouvernance sur l’eau et aux régimes concernant la gestion de cette ressource [7]. Pourtant, la gouvernance des femmes sur l’eau permettrait un rapprochement avec les traditions juridiques des communautés autochtones, permettant de construire un droit qui est plus proche de leur culture propre et qui est conscient de la relation ancestrale du peuple avec cette ressource [8].
La discussion quant au rôle de la femme dans la revitalisation des traditions juridiques est souvent enterrée sous le sujet de la revitalisation elle-même [9]. Les hommes sont ceux qui mènent les discussions portant sur ce sujet. Ils sont donc libres de guider les traditions juridiques dans une direction qui pourrait risquer de marginaliser les femmes et le rôle qu’elles peuvent exercer dans ce processus [10].
Respect des droits des membres de la communauté 2ELGBTQQIA
Afin de garantir une revitalisation respectueuse des traditions juridiques autochtones, il y a lieu de reconnaître la voix des membres de la communauté 2ELGBTQQIA pour un droit adapté à leurs besoins et qui demeure cohérent avec la culture et la tradition.
Les peuples autochtones s’identifiant au spectre du mouvement 2ELGBTQQIA font face à des problèmes d’homophobie et de transphobie au sein de leurs communautés. Ces problèmes s’ajoutent à ceux qu’ils doivent affronter également à l’extérieur des communautés [11]. C’est pourquoi il y a lieu de se pencher sur cet enjeu avant d’exercer son droit à l’autodétermination. Il y a lieu de se demander de quelle façon les traditions juridiques pourraient éviter de laisser persister le patriarcat hétérosexuel et de quelle façon elles pourraient le défier. Autrement, les nouvelles règles créées par le processus de revitalisation risquent de marginaliser les Autochtones s’identifiant comme appartenant au mouvement 2ELGBTQQIA [12].
Des problèmes de non-respect du droit à l’égalité de membres autochtones de la communauté 2ELGBTQQIA dans le processus de revitalisation des traditions juridiques ont été soulevés dans des communautés autochtones non canadiennes. Un tel cas s’est en effet produit aux États-Unis, dans la nation Navajo. Le « Diné Marriage Act » est un exemple d’exercice du droit à l’autodétermination contesté pour discrimination envers les couples homosexuels, bisexuels et autres. Le texte a été adopté comme une règle de droit officielle par la nation Navajo en 2005. Il fut toutefois déclaré inconstitutionnel en 2013 par la Cour suprême des États-Unis à une majorité de cinq contre quatre. Se prétendant nation souveraine, la nation Navajo ne s’est pas sentie liée par la décision, mais celle-ci a permis de soulever la discussion au sein de la nation [13]. Toutefois, en date du 18 janvier 2018, le « Diné Marriage Act » était toujours en vigueur et discriminait toujours les couples non hétérosexuels [14].
Somme
toute, un important travail de décolonisation doit être exécuté avant de
travailler à la revitalisation des traditions juridiques. Ce travail aurait non
seulement pour effet d’éviter la marginalisation des femmes et des personnes 2ELGBTQQIA,
mais il permettrait également des traditions juridiques plus culturellement authentiques,
libérées des effets qu’eut la colonisation sur les communautés et leurs
organisations sociales.
- La désignation 2ELGBTQQIA est utilisée puisqu’il s’agit de celle utilisée dans la cadre de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
- Emily SNYDER, Val NAPOLEON et John BORROWS, « Gender and Violence: Drawing on Indigenous Legal », (2015) 48 U.B.C.L. Rev. 593, par. 22.
- Sam GREY, « Self-Determination, Subordination and Semantics : Rhetorical and Real-World Conflicts Over the Human Rights of Indigenous Women », (2014) 47 U.B.C.L. Rev 495, par. 5.
- ENQUÊTE NATIONALE SUR LES FEMMES ET LES FILLES AUTOCHTONES DISPARUES ET ASSASSINÉES, « Notre mandat, notre vision, notre mission ».
- E. SNYDER, V. NAPOLEON et J. BORROWS, préc., note 1, par. 4.
- Patricia HANIA, « Revitalizing Indigenous Women’s Water Governance Roles in Impact and Benefit Agreement Processes Through Indigenous Legal Orders and Water Stories », (2019) 60 C. de D. 519, par. 5.
- Id., par 12.
- Id., par. 27.
- E. SNYDER, V. NAPOLEON et J. BORROWS, préc., note 1, par. 15.
- Emily SNYDER, « Queering Indigenous Legal Studies », (2015) 38 Dalhousie L.J. 591, 599.
- Chris FINLEY, « Decolonizing the Queer Native Body (and Recovering the Native Bull-Dyke): Bringing ‘Sexy Back’ and Out of Native Studies’ Closet », dans Qwo-Li DRISKILL (dir), , Queer Indigenous Studies: Critical Interventions in Theory, Politics, and Literature, Tucson, University of Arizona Press, 2011, p. 31, à la p. 34.
- E. SNYDER, préc. note 10, p. 598.
- Shondiin SILVERSMITH, « A question of human rights : Is it time to repeal the Diné Marriage Act? », Navajo Times, 4 juillet 2013.
- Kyle RANIERI, « New Year’s resolution: Repeal the Diné Marriage Act », Navajo Times, 18 janvier 2018.