Appliquer aujourd’hui le droit de la construction de demain

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Par Frédérique Turnier-Caron, étudiante de 3e année au baccalauréat à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

La construction est un domaine qui a longtemps été perçu par le citoyen comme étant régi par les lois de la jungle, car les pratiques de gestion implantées découlent surtout de lois non écrites, en dépit de la réglementation en vigueur [1]. Ces pratiques de gestion sont bien ancrées et on note une réticence au changement puisqu’elles n’ont fait l’objet de réforme majeure depuis longtemps, malgré les exigences du marché en ce sens. Toutefois, l’avènement de l’ère du numérique, qui chamboule tous les domaines, ébranle cette stabilité en apparence infaillible.

Un vent de fraîcheur révolutionne l’industrie de la construction, constamment en quête de surpasser ses rendements de productivité et d’efficience pour redorer son image et sa réputation, bafouées par la corruption et son traitement médiatique [2]. Les fondements compétitifs de cette industrie, ainsi que la relève, peu familière aux pratiques d’usages et consciente des enjeux du marché, s’avèrent la pierre angulaire de ce bouleversement des mœurs. En fait, soucieux de faire bonne impression, mus par de grandes ambitions et élevés avec les nouvelles technologies, les ingénieurs fraîchement sortis des bancs d’école inspirent les vétérans de la construction à envisager d’autres modes de pratiques administratives pour favoriser la productivité sur les chantiers, optimiser l’usage des outils et des efforts. Puis, dès que l’une des solutions s’avère fructueuse et fait ses preuves dans l’une des entreprises du secteur de la construction, les lois du marché forcent les entrepreneurs plus récalcitrants à changer leur fusil d’épaule en adoptant cette même solution pour survivre dans l’industrie compétitive de la construction.

Cette transformation transitionnelle du domaine de la construction se manifeste :

–      sur le chantier avec des outils toujours plus efficaces et une optimisation des efforts;

–      dans les bureaux avec des logiciels de gestions facilitant la synergie et la communication;

–      dans la société avec une réduction des impacts socio-environnementaux.

À plus forte raison, cette révolution des pratiques de la construction se matérialise au niveau du travail des experts qui sont directement appelés à traiter avec les compagnies de la construction. À cet égard, le travail des avocats du droit de la construction, confrontés à l’ensemble des enjeux des entreprises de cette même industrie, s’avère graduellement exposé à cette mouvance.

Les solutions numériques se présentent, à première vue, comme un défi de taille pour certains avocats de la construction qui, tout comme une bonne partie de leurs clients – les entreprises de la construction, s’avèrent réticents à subitement remettre en question et modifier leurs pratiques bien établies [3]. En fait, les avocats craignent les outils de l’intelligence artificielle et ont tendance à les contrer au lieu de se les approprier pour en tirer avantage. Pourtant, les nouvelles technologies employées ou qu’emploieront les compagnies de la construction s’avèrent, à juste titre, une solution aux obstacles actuels du travail des avocats [4]. D’ailleurs, consciente de ce facteur, ce sera fort probablement les juristes de la relève qui seront appelés à opérationnaliser ce changement, tout comme les jeunes contracteurs ont été et seront les précurseurs du nouveau visage de l’industrie de la construction.

Le rôle de conseiller légal peut s’avérer complexe sur le plan stratégique ou prévisionnel sans données brutes ou en l’absence d’un profil complet des activités de l’entreprise. Les avocats peuvent se retrouver à court d’outils, de preuves et de données pour pleinement représenter leurs clients lors d’un litige. Trop souvent ils ne disposent pas des informations nécessaires pour concevoir de manière juste et globale la situation de leurs clients. Or, des enjeux ou des informations non-divulgués peuvent impacter la valeur de leur argument. Il s’ensuit que certains avocats prennent des risques en donnant une opinion sur des faits et que d’autres s’abstiennent de se prononcer sur certains aspects pour éviter de prendre des risques inutiles. Dès lors, les outils optimisés par les technologies de l’information et l’intelligence artificielle, qui s’adressent spécifiquement aux entreprises de la construction, deviennent des outils précieux pour les juristes de ce secteur.

En fait, les solutions SAAS [5] et autres plateformes logicielles, telles que Procore et Civalgo, qui ont pour but de faciliter la gestion fonctionnelle des données ou des chantiers, ainsi que les outils optimisés collectent, traitent, analysent et interprètent une multitude de données micro et macro sur les compagnies, leurs projets, leurs activités, et ce, plus souvent qu’autrement de manière automatique. L’ensemble de ces outils peuvent fonctionner de manière individuelle ou être synchronisés par un logiciel plus complexe et global qui traite l’ensemble des données pour générer des mégadonnées, ensemble de données colossales regroupé par un programme informatique pour établir des faits, des prévisions ou des métriques complexes et sensibles qui dépassent l’intuition et les capacités humaines d’analyse [6]. En d’autres mots, l’ensemble de ces outils pris un par un offre une vision approfondie d’une situation spécifique (ex. la pelle mécanique a creusé aujourd’hui un trou de deux mètres de profondeur dans de l’asphalte en 30 minutes), tandis que les logiciels plus complexes et complets fournissent des données micro et macro générales et globales sur une situation spécifique ou une catégorie de situations spécifiques ou non (ex. aujourd’hui quatre pelles mécaniques ont creusé quatre trous de deux mètres de profondeur dans de l’asphalte en 30 minutes, donc 120 minutes ont été investies pour creuser aujourd’hui, ce qui constitue 120 000 $ en frais de main d’oeuvre considérant que les employées sont payés 1 000 $/minute).

Ainsi, les logiciels complexes permettent d’obtenir une vision globale et complète d’une entreprise et de ses projets, tandis que des outils « high tech » collectent des données précises sur une activité spécifique. Ces deux solutions peuvent, selon le cas, répondre à des questions auxquelles les avocats et les experts n’ont pas nécessairement de réponse. Notamment, une pelle mécanique qui calcule le nombre de coups portés par minute à une certaine intensité dans un médium donné pourrait permettre à un expert de se prononcer sur l’impact qu’aurait subi un édifice voisin des travaux. De surcroît, les solutions ou les données collectées et traitées pourraient servir de preuves additionnelles pour aider les avocats à pleinement représenter leurs clients lors d’un litige. Un bon nombre de ces avenues technologiques limitent les biais et les risques dans la collecte ou dans le traitement des données. Dès lors, les données relatives à l’usage de ces outils s’avèrent généralement plus fiables et valides. En fait, puisque les informations de la plateforme transmises à l’avocat servent aussi à la gestion opérationnelle de l’entreprise, elles ont plus de chance d’être fiables, non-modifiées et représentatives de la réalité et d’offrir une vision globale de l’entreprise et de ses autres activités. Ainsi, les nouveaux outils des technologies de l’information pourraient permettre aux avocats d’obtenir les informations requises pour mieux appréhender la situation de leurs clients et, ainsi, de limiter les risques encourus lors de la production d’avis juridiques tout en leur permettant de se prononcer sur certains aspects qu’ils auraient autrement estimé préférable d’éviter.

En résumé, les solutions technologiques qui révolutionnent divers aspects de l’industrie de la construction sont, à mon avis, des pistes d’intérêt sous-estimées par les avocats en droit de la construction. Au regard de ce qui a été soulevé dans ce texte, j’encouragerais fortement les avocats du droit de la construction à s’interroger sur les nombreuses solutions innovantes employées par les compagnies de la construction et leurs bénéfices. Je les encouragerais aussi à consulter leurs clients pour les interroger sur leurs méthodes de gestions internes, sur les outils, logiciels et solutions technologiques de gestion et de comptabilisation qu’ils emploient et les données qu’ils génèrent et qui pourraient être générées. Dans le même ordre d’idées, je suggérerais aux avocats de la construction de conseiller à leurs clients des solutions innovantes. En fait, en les recommandant à leurs clients, ils pourraient même exiger un droit de regard sur les données collectées et traitées, notamment pour peaufiner leur avis juridique au regard d’une connaissance éclairée et neutre de la situation de l’entreprise et de ses projets. Les outils de l’intelligence artificielle leur offre la possibilité de peaufiner leur pratique au rythme de l’évolution des nouvelles technologies.


  1. COMMISSION DE LA CONSTRUCTION DU QUÉBEC, « Application de la Loi R-20 » et « Réglementation de la construction » (en ligne).
  2. À titre d’exemple, Geneviève LAJOIE, « État lamentable des routes : Québec paie encore le prix de la corruption dit Lisée », Le Journal de Québec, 28 août 2018; Vincent LAROUCHE, « Fraude : une division de SNC-Lavalin plaide coupable », La Presse, 18 décembre 2019.
  3. Voir notamment ASSOCIATION DU BARREAU CANADIEN (Projet Avenirs en droit), Avenirs en droit : transformer la prestation des services juridiques au Canada, Ottawa, août 2014, 4.2. « Comment les avocats vivent-ils ce changement?», p. 28.
  4. Notamment, des logiciels de gestion comme Procore et Civalgo proposent des services pour connecter toutes les personnes impliquées, tous les logiciels et toutes les données sur une seule plateforme, afin que tous les membres des projets aient accès à tout ce dont ils ont besoin, ce qui inclut notamment les adjuvants, tels que les avocats et les comptables.
  5. SAAS est l’acronyme de Software as A Service. Il fait référence au plateforme logiciel (serveur distant) qui offrent des services.
  6. Voir WIKEPEDIA, « Big Data » (en ligne).