Art. 1 C.p.c. : comment renforcer l’obligation de considérer?
Par Lucrece Leumeni Moukam, étudiante à la maîtrise en prévention de règlement des différends à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.
Photo by Charles Deluvio on Unsplash
Des enquêtes comportant des données sur le sentiment de confiance et de méfiance des Québécois envers leur système de justice [1] ont démontré que de nombreux Québécois avaient perdu la foi en ce système, pour de nombreuses raisons [2] : beaucoup pensent que le système de justice québécois est trop coûteux, que les délais sont trop longs, qu’il existe des discriminations liées au sexe et à l’origine ethnique, que les besoins spéciaux de certains justiciables victimes d’agression sexuelle ou de violences conjugales ne sont pas toujours pris en compte de manière adéquate. Cette crise de l’accès à la justice a eu des conséquences [3] comme l’augmentation du nombre de citoyens plaideurs, le décrochage judiciaire, un sentiment de découragement, de perte de contrôle du conflit et de la vie. La situation devenait manifestement grave car la justice traditionnelle n’était plus un gage de justice pour de nombreux Québécois. Pour pallier cela, le ministère de la justice du Québec s’est donné pour mission de mettre en place des mesures afin de favoriser l’accès à la justice et la justice participative au Québec [4]. C’est dans ce contexte qu’est généré le changement de culture de règlement des différends, matérialisé par l’obligation de considérer les modes de prévention et règlement des différends avant tout recours devant les tribunaux [5]. En effet, il s’agit d’une obligation qui incombe aux justiciables, de prendre en compte les solutions non juridiques basées sur la négociation et faisant appel à un tiers, avant de saisir l’appareil judiciaire.
Il est important de marquer un temps d’arrêt afin de définir le terme « obligation de considérer » : obligation signifie « lien de droit par lequel une personne peut être tenue de faire ou de ne pas faire quelque chose » [6]. L’obligation traduit un impératif, un ordre, une règle à laquelle on ne peut déroger. Dans le cas d’espèce, l’obligation de considérer implique une injonction de faire.
Considérer signifie « examiner quelque chose de façon critique et raisonnée » [7]. C’est envisager sérieusement faire quelque chose, sans obligation de réellement le faire.
En somme, par l’obligation de considérer, le législateur impose d’examiner l’utilisation des modes de prévention et règlement des différends de façon critique et raisonnée. Force est de constater que le terme « considérer » n’a pas le même esprit clair et impératif qu’ « obligation ». « L’obligation » est un terme défini, qui est difficilement sujet à interprétation; ses synonymes exigence, règle, contrainte, nécessité [8] … ne changent pas l’esprit du mot, qui garde un aspect directif. En revanche, « considérer » est un terme qui peut être interprété de plusieurs manières; remplacé par ses synonymes tels «aborder»,«évaluer», «imaginer», «juger» [9], l’esprit du mot change considérablement, et donne l’impression qu’il s’agit d’une option libre.
Ceci n’est sûrement pas la volonté du législateur, qui a érigé l’obligation de considérer en principe directeur. Or, la terminologie utilisée ne correspond pas véritablement à l’esprit derrière le changement de culture. Le fait que le terme « considérer » dans « obligation de considérer » soit sujet à interprétations fragilise en quelque sorte cette obligation. Le législateur n’a pas donné de précisions concernant la mise en œuvre de cette obligation, ce qui laisse libre cours à la créativité, et une évolution en rangs dispersés; il n’existe aucun canevas d’application, ni de sanction applicable en cas de non-respect. Ceci représente un frein à l’administration de la justice, car l’obligation de considérer ne comporte pas une sécurité juridique, étant donné que chacun peut l’interpréter et l’appliquer de différentes manières. La crédibilité des modes de prévention et règlement des différends est entachée, car ils apparaissent comme une option secondaire.
L’obligation de considérer est difficilement compréhensible; est-ce à dessein que le législateur a choisi ce terme mou? Quoi qu’il en soit, en attendant la prochaine réforme du Code de procédure civile qui pourrait apporter des précisions, il est possible d’agir afin de sécuriser l’obligation de considérer, la rendre plus forte et facilement compréhensible.
La première des choses est de continuer à insuffler le changement de culture, sensibiliser et informer au sujet des modes de prévention et règlement des différends, les rendre facilement accessibles au grand public et aux professionnels. L’objectif est qu’on sache clairement de quoi il s’agit et comment ça fonctionne, idéalement que tous aient l’occasion de voir des simulations d’intervention, de poser des questions à des professionnels des modes de prévention et règlement des différends. Ayant une certaine connaissance du processus, il pourrait naître ou s’accroître un sentiment de confiance, et une envie d’essayer, ou d’adopter les modes de prévention et règlement des différends face à un conflit.
Deuxièmement, on pourrait œuvrer afin de rendre les modes de prévention et règlement des différends plus crédibles; en faisant comprendre au grand public que ce sont des procédés qui permettent d’obtenir des solutions concrètes et sur mesure. Sans discréditer la justice traditionnelle ou les solutions imposées par le juge ne garantissant pas toujours la justice, on pourrait médiatiser des exemples de conflits qui ont pu trouver solution grâce aux modes de prévention et règlement des différends. Ceci reste difficile à mettre en œuvre, étant entendu la confidentialité des modes de prévention et règlement des différends.
Troisièmement, il faut prévoir un protocole de mise en œuvre de l’obligation de considérer [10]. Comme abordé plus haut, l’obligation de considérer peut être interprétée de différentes manières. Pour éviter des dynamiques plurielles, le législateur pourrait prévoir des éléments concrets aidant à mesurer la mise en œuvre de l’obligation de considérer.
Finalement, on pourrait inciter le législateur à écrire en langage clair [11]. Il est difficile de comprendre et d’appliquer des lois que l’on comprend peu ou pas. On peut constater que les lois sont constituées de mots jargonneux et tournures lexicales qui rendent la compréhension difficile. Il serait peut-être temps que les choses changent, afin que les textes juridiques soient compris plus rapidement et facilement.
L’obligation de considérer est en soi une belle opportunité d’introduire les modes de prévention et règlement des différends dans le quotidien des Québécois. Selon nous, ces modes de prévention et règlements des différends portent des points positifs tels le dialogue, la prise de pouvoir et l’auto-capacitation, la réparation et la préservation des relations. Ces valeurs devraient être encouragées et préservées, car elles participent à la construction d’un monde meilleur.
- MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Enquête sur l’accessibilité et la confiance envers le système de justice Québécois : présentation des résultats, 8 mai 2019 : il ressort de cette enquête que 33 % des répondants n’ont pas confiance au système de justice Québécois; en 2016, le taux était de 45,4 %.
- INFRAS.INC, « Enquête sur le sentiment d’accès et la perception de la justice au Québec. », 2016, p. 51. Il ressort de cette enquête que 46 % des répondants pensent que le système de justice n’est pas indépendant des pouvoirs politiques; 52 % pensent que les décisions rendues par le système de justice ne sont pas justes; 69 % croient qu’ils n’auraient pas les moyens financiers de défendre et faire valoir leurs droits devant les tribunaux; 68 % trouvent que les délais devant les tribunaux sont longs.
- ONRÈGLE, « La crise de l’accès à la justice en chiffres: que se passe-t-il actuellement? », 19 juin 2017. À la Cour supérieure du Québec, le nombre de causes traitées annuellement est passé de 48 442 en 1990 à 21 157 en 2005. Ce décrochage judiciaire n’emporte pas désengorgement des tribunaux, le nombre de dossier reste très important. Par ailleurs, selon l’enquête d’INFRAS.INC (préc., note 2), 40 % des personnes sondées préfèrent se représenter elles-mêmes devant les tribunaux.
- MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU QUÉBEC, Plan stratégique 2019-2023, p. 38.
- Code de procédure civile, art. 1.
- Définition tirée du grand dictionnaire terminologique de l’Office Québécois de la langue française.
- Définition tirée du grand dictionnaire terminologique de l’Office Québécois de la langue française.
- Synonymes tirés du grand dictionnaire terminologique de l’Office Québécois de la langue française.
- Synonymes tirés du grand dictionnaire terminologique de l’Office Québécois de la langue française.
- Voir Jean-François ROBERGE, S. Axel-Luc HOUNTOHOTEGBÈ et Elvis GRAHOVIC, « L’article 1er du Nouveau Code de procédure civile du Québec et l’obligation de considérer les modes de PRD : des recommandations pour réussir un changement de culture », (2016), 49‑2 Revue juridique Thémis 487.
- IPLFEDERATION.ORG, « Plain Language | International plain language federation » : « une communication est en langage clair si les mots et les phrases, la structure et la conception permettent au destinataire visé de facilement trouver, comprendre et utiliser l’information dont il a besoin. »