JoeBeef et le militantisme végane

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Photo by Miika Laaksonen on Unsplash

Par François Boillat-Madfouny, étudiant à la maîtrise en droit criminel à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

Note : Les propos de l’auteur lui sont personnels et ne reflètent pas nécessairement l’opinion de son employeur ou des organismes auxquels il est associé.

Véganisme. Le mot s’entend de plus en plus, et non sans raison. Depuis quelque temps, l’on semble devenir de plus en plus sensibles au traitement réservé aux animaux et à l’opportunité d’éliminer de nos régimes les produits animaliers, que ce soit la viande ou les produits dérivés de l’élevage. Plus encore, cette conscientisation semble augmenter dans le contexte des changements climatiques, du fait que la consommation de produits animaliers aurait non seulement des impacts non négligeables sur notre santé mais également un coût écologique plus important que nous le réalisions.

Bref, que ce soit d’un point de vue antispéciste, écologique ou alimentaire, le véganisme prend une place de plus en plus importante dans notre société.

Tout comme le militantisme végane.

Par exemple, la France a récemment vécu ce que certains qualifieraient de « radicalisation » du militantisme végane. De nombreuses porcheries et boucheries partout au pays auraient été occupées et saccagées par des militants revendiquant l’antispécisme et la libération animale [1]. Au Québec, en décembre dernier, le Groupe Direct Action Everywhere s’est fait connaître lorsqu’il a été rapporté par les médias que certains de leurs membres auraient pénétré dans une porcherie à Saint-Hyacinthe et se seraient « durant près de sept heures, […] vêtus de masques et de combinaisons, […] installés par terre, devant une centaine de porcs en cage individuelle, pour tenter d’exposer le mauvais traitement qu’on leur réserve » [2].

Plus récemment encore, il a été rapporté que plusieurs membres de ce même groupe prônant la libération animale seraient rentrés dans le restaurant Joe Beef, un samedi soir à l’heure du souper, et y seraient demeurés pour y crier sans arrêt des slogans, tels que « C’est pas de la nourriture, c’est de la violence ». La scène aurait duré une dizaine de minutes et se serait déroulée sans violence physique [3].

Dans le cadre de ce court billet, c’est à cette dernière situation que nous souhaiterions nous intéresser. En partant de la prémisse que les faits ci-dessus étaient admis ou prouvés dans le cadre du processus judiciaire pénal, est-ce que les gestes de ces individus seraient de nature à entraîner leur responsabilité criminelle? Plus spécifiquement, s’agit-il d’un méfait criminellement condamnable?

L’article 430 Code criminel [4] se décline comme suit :

(1) Commet un méfait quiconque volontairement, selon le cas :

a) détruit ou détériore un bien;

b) rend un bien dangereux, inutile, inopérant ou inefficace;

c) empêche, interrompt ou gêne l’emploi, la jouissance ou l’exploitation légitime d’un bien;

d) empêche, interrompt ou gêne une personne dans l’emploi, la jouissance ou l’exploitation légitime d’un bien.

Ainsi, pour qu’une personne soit déclarée coupable de l’infraction criminelle de méfait, la poursuite doit d’abord prouver hors de tout raisonnable qu’elle a causé un des quatre actes prohibés prévus au sous-paragraphe 430(1) C.cr. Il s’agit de l’actus reus.Quant à l’état d’esprit blâmable, la mens rea, la poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention de causer l’acte prohibé, ou d’avoir été insouciant à cet égard [5].

En l’espèce, nous sommes d’avis que si les faits relatés ci-dessus étaient prouvés, la poursuite serait en mesure de prouver hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction de méfait. Il nous apparaît que par leurs gestes, les manifestants ayant pénétrés dans le restaurant ont, au sens de l’article 430(1)d) C.cr., empêché, interrompu ou gêné plusieurs personnes, soit les clients du restaurant Joe Beef, dans la jouissance légitime d’un bien, soit de profiter d’un service de restauration pour lequel ils ont payé (ou s’apprêtaient à le faire).

Par ailleurs, l’actus reus pourrait aussi s’établir en désignant plutôt le restaurateur Joe Beef comme plaignant du méfait. Ainsi, les manifestants auraient empêché, interrompu ou gêné une personne dans l’exploitation légitime d’un bien, soit son restaurant.

Toutefois, la scène n’ayant duré qu’une dizaine de minutes, cette interruption dans la jouissance du bien n’était que temporaire et semble somme toute minime [6]. Ceci est probablement la plus grande faiblesse du dossier. Toutefois, notre lecture de la jurisprudence sur la question nous porte à croire que la barre n’est pas très haute pour que l’actus reus de l’infraction de méfait soit consommé. Une analogie peut être faite avec les cas où la poursuite allègue qu’un bien a été détérioré et pour lesquels le critère est à l’effet que la détérioration causée doit être « plus que négligeable, plus qu’un inconvénient mineur » [7].

Considérant le fait que c’est une somme de personnes qui ont été gênées dans la jouissance du bien, il m’apparaît qu’il ne s’agit plus d’une perte de jouissance qu’on peut considérer comme étant plus que négligeable [8]. Si c’est plutôt le restaurateur qui est désigné comme plaignant, prétendre que la perte de jouissance était plus que négligeable devra tenir compte qu’il s’agissait d’un samedi soir avec grande affluence de clients ayant déboursés de sommes importantes et s’attendant à un service impeccable [9].

Bref, selon nous, l’actus reus est consommé. Quant à la mens rea, il n’y a pas de doute que les manifestants ont commis les gestes dans l’intention d’interrompre ou de gêner les clients ou le restaurateur de la jouissance ou de l’exploitation d’un bien. Bien que l’on puisse présumer que leur intention était également – voire davantage – de sensibiliser la population à la question de la libération animale, il n’y a pas de doute qu’ils souhaitaient, ou au minimum, étaient insouciants à l’égard du fait qu’ils causaient un des actes prohibés à l’article 430(1) C.cr.

Finalement, nous tenons à ajouter que les accusés ne pourraient certainement pas s’exonérer de leur responsabilité criminelle en plaidant qu’ils estimaient, subjectivement, que les plaignants ne jouissaient ou n’exploitaient pas légitimement un bien. Le sens du mot « légitime » prévu à l’article 430 C.cr. doit être interprété littéralement, c’est-à-dire comme faisant référence au droit légal ou non de jouir de ou d’exploiter le bien en question. Ce n’est pas parce qu’un individu croit fermement que l’exploitation ou la jouissance d’un bien en question est moralement illégitime qu’il peut, à sa guise, imposer sa façon de penser et empêcher une autre personne de faire quelque chose qu’il est légalement en droit de faire [10].

En conclusion, nous sommes confiants que si une poursuite était engagée contre les individus qui ont manifesté au restaurant Joe Beef en janvier dernier et que les faits retenus par le tribunal étaient ceux relatés par les médias, les éléments essentiels de l’infraction de méfait seraient prouvés hors de tout doute raisonnable.

Cela étant, ce n’est pas parce qu’une poursuite peut être intentée avec une chance raisonnable de succès qu’il est opportun qu’elle le soit. Les procureurs peuvent en effet décider ne pas poursuivre s’il appert qu’il n’est pas dans l’intérêt public d’intenter une poursuite. Pour en décider, plusieurs facteurs sont pris en compte par la/le procureur, incluant par exemple le caractère technique de l’infraction, sa nature, sa gravité ou sa durée [11]. Ainsi, même si la preuve est accablante, il sera par exemple bien moins opportun de poursuivre un jeune de 19 ans ayant volé un sac de chips qu’un fonctionnaire public ayant frustré le public de sommes importantes pendant une dizaine d’années en abusant de la confiance qu’on lui portait.

Dans le cas qui nous occupe, nous ne nous prononcerons pas sur la question de l’opportunité de poursuivre vu la contemporanéité des incidents et le privilège que détiennent les autorités publiques appropriées sur cette question. L’objectif de ce texte était simplement de réfléchir à la nature criminelle ou non de certains gestes qui peut-être auront tendance à s’intensifier dans un contexte de radicalisation du militantisme végane.

Nous voulons également être très clair sur le point que nos conclusions juridiques sur certaines questions abordées dans ce texte ne doivent pas être interprétées comme laissant entendre que nous résistons aux mouvements prônant la « véganisation » de nos régimes alimentaires. Les opinions d’une personne ne se résument pas à ses conclusions juridiques face à un contexte factuel donné. Bien au contraire, nous estimons personnellement que l’on se doit, au minimum, de réduire notre taux de consommation de produits animaliers et à nous intéresser davantage à ses coûts nutritif, écologique et moral [12].


  1. Anthony CORTES, « Derrière les attaques de boucheries, une radicalisation du militantisme végane », Mariane, 5 septembre 2018.
  2. Jonathan TREMBLAY, « Des activistes véganes s’invitent dans une porcherie », Le Journal de Montréal, 8 décembre 2019. D’ailleurs, suivant ces incidents allégués, les Éleveurs de porcs du Québec se sont manifestés auprès de leurs élus : Daphné CAMERON, « Entrées par effraction dans une porcherie : Québec pressé de légiférer », La Presse, 20 décembre 2019.
  3. Étienne PARÉ, « Des militants véganes débarquent au Joe Beef en pleine heure du souper », Le Journal de Montréal, 12 janvier 2020. Une vidéo de la scène a même été publiée sur les réseaux sociaux par les militants eux-mêmes.
  4. Code criminel, LRC 1985, c. C-46.
  5. Voir par exemple R. c. Robertson, 2008 QCCQ 156, par. 33, dans un contexte du sous-paragraphe 430(1(a), c.-à-d. « la détérioration d’un bien » : « La mens rea de l’infraction de méfait découle donc, pour l’essentiel, d’une part de la connaissance de la probabilité de la détérioration du bien visé, et d’autre part de l’insouciance du comportement qui est à l’origine de la détérioration de ce bien, le fait de ne pas s’être soucié des conséquences de l’acte posé ayant la même portée juridique que le fait d’avoir posé le geste en sachant pertinemment que la détérioration du bien en découlerait probablement. »
  6. Plus encore, le gérant du restaurant a affirmé aux médias avoir offert une tournée de vin pétillant aux clients suite aux événements : É. PARÉ, préc., note 3.
  7. R. c. Jeffers, 2012 QCCA 1.
  8. On pourrait également plaider, bien qu’avec plus de difficulté, que la gêne dans la jouissance d’un bien serait aggravée considérant que les plaignants se trouvent à entendre des propos sur la libération animale alors même qu’ils consomment de la viande. Toutefois, disons que ce ne serait pas notre argument principal en plaidoirie.
  9. Bien que nous n’y soyons jamais allé, Joe Beef est reconnu comme un restaurateur montréalais de haut calibre. l’île de Montréal.
  10. Toutefois, notons que si des changements sont nécessaires, c’est la loi qui peut et doit être modifiée.
  11. La directive sur cette question peut être trouvée sur le site de la Direction des poursuites criminelles et pénales : Directive ACC-3 (Accusation – Décision d’intenter et de continuer une poursuite. Les facteurs pris en compte pour décider de l’opportunité de poursuivre sont prévus au paragraphe 12.
  12. Nous vous invitons à lire un récent article intéressant du professeur Alain Roy de la Faculté de droit de l’Université de Montréal : Alain ROY, « Motion de l’Assemblée nationale sur le militantisme animalier – Malheureusement, les êtres animaux ne votent pas », La Presse +, 13 février 2020.