De Antic à Zora – Un appel à la retenue répété

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Par François Boillat-Madfouny, étudiant à la maîtrise en droit criminel à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

Photo by Emiliano Bar on Unsplash

En juin 2020, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement important dans lequel elle s’intéresse sérieusement au fonctionnement des enquêtes sur remise en liberté provisoire à la hauteur du pays. Tout individu qui participe, de près ou de loin, à ces processus se doit de prendre connaissance de cet arrêt qui réaffirme, avec insistance, l’importance de faire preuve de retenue – d’où la présente note. Avant toute chose, il convient toutefois de brosser un bref portrait des règles applicables en matière de remise en liberté provisoire.

Lorsqu’un prévenu est arrêté par les autorités policières, ces dernières peuvent ou doivent, dépendamment des circonstances, le remettre en liberté en attente de sa date de comparution [1]. Le principe veut que l’agent de la paix doive remettre le prévenu en liberté [2]. Toutefois, il doit plutôt le garder le détenu si, par exemple, il a des motifs raisonnables de croire que sa détention est importante pour assurer la sécurité du public (incluant les victimes alléguées) [3] ou pour assurer la présence du prévenu au Tribunal à sa date de comparution [4].

Si le prévenu est gardé détenu en attente de sa comparution, il appartient alors à un juge de paix de déterminer si le prévenu devrait être détenu ou non en attente de son procès. Les articles 515 et suivants du C.cr. prévoient les règles et principes régissant l’enquête sur la mise en liberté provisoire par voie judiciaire de l’accusé. 

Pour décider de la remise en liberté provisoire d’un individu, trois critères pertinents sont codifiés au paragraphe 515(10) C.cr. :

a) sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi;

b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public […]

c) sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment les suivantes :

(i) le fait que l’accusation paraît fondée,

(ii) la gravité de l’infraction,

(iii) les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu,

(iv) le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement […] [5]

Il appartient au ministère public de démontrer en quoi la détention présentencielle d’un accusé doit être ordonnée [6], sauf dans certains contextes spécifiques dans lesquels le fardeau de preuve est renversé [7].

Depuis déjà plusieurs années, certains auteurs critiquent le taux disproportionnellement élevé d’individus qui sont détenus en attente de leur procès. Une de ses causes principales serait la crainte ou l’aversion du risque de la part des procureurs du ministère public et des juges de paix. Par exemple, comme disait Kent Roach en 2008:

Perhaps influenced by well publicized cases of crimes being committed while people are out on bail, both prosecutors and justices of the peace appear to have become more risk averse when deciding whether to grant bail. [8]

C’est également ce que suggérait Martin Friedland en 2012 :

Many justices are understandably risk averse. There will be far less criticism in keeping an accused in custody or releasing the person with stringent conditions than in releasing the accused without such conditions. [9]

Face à cette tendance grandissante à la détention présentencielle, la Cour suprême, dans l’affaire R. c. Antic, a fortement insisté sur certaines notions qui semblaient avoir été en matière d’enquête sur mise en liberté provisoire. Elle débute son jugement en rappelant le principe de base :

Le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable est un élément essentiel d’un système de justice pénale éclairé. Il consacre l’effet de la présomption d’innocence à l’étape préalable au procès criminel et protège la liberté des accusés. [10]

Après avoir repris l’historique de la mise en liberté provisoire au Canada et reconnu la tendance récente de surincarcération présentencielle, la Cour suprême rappelle l’importance du principe de l’échelle « [e]n vertu [duquel] un juge de paix ne doit généralement pas ordonner une forme de mise en liberté plus sévère, à moins que le ministère public ne démontre pourquoi une forme qui l’est moins serait inappropriée »[11]. Dit autrement, « ce principe signifie qu’on [traduction] « favorise la mise en liberté à la première occasion raisonnable et [. . .] aux conditions les moins sévères possible » »[12]. En conclusion, elle énonce même « [d]es principes et les lignes directrices à suivre pour l’application des dispositions en matière de liberté sous caution lors d’une audience contestée »[13].

Bref, dans l’arrêt Antic, publié en juin 2017, la Cour insiste sur l’importance de faire preuve de retenue, tant à l’égard de la détention provisoire de l’accusé qu’à l’égard des conditions imposées s’il est remis en liberté.

Quelques années plus tard, le gouvernement fédéral sanctionnait le projet de loi C-75, un projet massif de réforme du Code criminel amendant, entre autres, les sections relatives à la mise en liberté provisoire. S’inspirant des propos qu’avait martelés la Cour suprême dans R. c. Antic, C-75 a codifié le « principe de la retenue » [14], en vertu duquel les acteurs judiciaires doivent « cherche[r] en premier lieu à mettre en liberté le prévenu à la première occasion raisonnable et aux conditions les moins sévères possible dans les circonstances » [15]. Considérant les taux alarmants de détenus autochtones [16], le Code criminel prévoit par ailleurs qu’une attention particulière doit être portée à ces populations plus vulnérables [17].

Le projet de loi C-75 réaffirme donc l’importance pour les acteurs judiciaires de prendre conscience des excès qui se manifestent à la hauteur du pays quant aux enquêtes sur remise en liberté provisoire.

En juin 2020, la Cour suprême rend son jugement dans l’affaire R. c. Zora [18]. Dans cet arrêt, la Cour devait déterminer si le manquement à une condition imposée par un Tribunal dans le cadre d’une ordonnance de remise en liberté provisoire exigeait la preuve d’une mens rea objective ou subjective. Dit autrement, quel est l’élément mental requis pour être déclaré coupable d’un bris de condition ? La poursuite doit-elle prouver que le manquement a été commis sciemment ou par insouciance (mens rea subjective), ou la poursuite n’a-t-elle que le fardeau de prouver que le comportement de l’accusé constituait un écart marqué par rapport au comportement d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances (mens rea objective)?

Bien que cette question semble déborder du thème initial de la présente note, nous y faisons référence puisque la Cour suprême, en concluant la mens rea d’un bris de condition est subjective [19], insiste à nouveau sur l’importance de la retenue de la part des acteurs judiciaires en matière de remise en liberté provisoire. Tel que le rappelle la Cour suprême, le principe de retenue ne s’applique pas seulement quant à savoir si l’accusé doit demeurer détenu ou non, mais également quant aux conditions qui sont imposées « en échange » d’une remise en liberté provisoire. Elle explique :

Le principe de la retenue exige que les conditions de mise en liberté sous caution soient clairement énoncées, qu’elles soient les moins nombreuses possible et qu’elles soient nécessaires, raisonnables, les moins sévères possible dans les circonstances et suffisamment liées aux risques que pose la personne prévenue au regard des motifs de détention prévus au par. 515(10). [20]

L’arrêt Zora s’insère donc dans la même veine que l’arrêt Antic, et martèle, à nouveau, l’existence « d’une culture d’aversion du risque qui contribue à ce que les tribunaux imposent des conditions excessives » [21], qui semble d’ailleurs se perdurer, et ce, malgré l’arrêt Antic [22] . La Cour suprême réitère ainsi, l’on ne peut plus clairement, l’importance du principe de la retenue, et plus particulièrement quant au nombre et à la nature des conditions imposées. Elle suggère d’ailleurs certaines questions qui devraient « structurer l’analyse afin que les principes de retenue et de révision fassent réellement partie intégrante de l’élaboration de conditions de mise en liberté sous caution appropriées :

1. Si elle est libérée sans condition, la personne prévenue poserait-elle un risque précis prévu par la loi qui justifie l’imposition de conditions de mise en liberté sous caution? […]

2. La condition est-elle nécessaire? […]

3. La condition est-elle raisonnable? La condition est-elle claire et proportionnelle au risque que pose la personne prévenue? […]

4. La condition est-elle suffisamment liée aux motifs de détention prévus à l’al. 515(10)c)? […]

5. Quel est l’effet cumulatif de toutes les conditions? […] [23]

Bref, nous voulions traiter de l’arrêt Zora puisque selon nous, tous les acteurs judiciaires qui participent de proche ou de loin aux processus de mise en liberté provisoire se doivent de reconnaître son impact sur leur pratique quotidienne. Tel que le souligne la Cour suprême, nous reconnaissons que la gestion des détenus dans tous les palais de justice exige de l’efficacité qui implique des prises de décisions accélérées. Toutefois, malgré l’urgence de ces situations, nous nous devons de prendre conscience et d’intégrer à notre pratique les enseignements de la Cour suprême dans Antic et Zora, sans oublier les modifications engendrées par le projet de loi C-75.


  1. C.cr., art. 498.
  2. C.cr., art. 498 (1).
  3. C.cr., art. 498 (1.1) a) iv).
  4. C.cr., art. 498 (1.1) b).
  5. C.cr., art. 515 (10).
  6. C.cr., art. 515 (1).
  7. C.cr., art. 515 (6).
  8. Kent ROACH, « A Charter Reality Check: How Relevant Is the Charter to the Justness of Our Criminal Justice System, Supreme Court Law Review », (2008), 40 S.C.L.R. (2d), p. 725.
  9. Martin FRIEDLAND, « The Bail Reform Act Revisited » (2012) C.C.L.R., p. 320. Voir aussi: JOHN HOWARD SOCIETY OF ONTARIO, «Reasonable Bail? », September 13, p. 5; Nicole M. MYERS, « Shifting Risk: Bail and the Use of Sureties », 21 Current Issues Crim. Just. 127 (2009); Anthea HUCKLESBY et Rick SARRE, « Bail in Australia, the United Kingdom and Canada: Introduction », 21 Current Issues Crim. Just. 1 (2009); CANADIAN CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION, « Set Up to Fail:  Bail and the Revolving Door of Pre-trial Detention », July 2014.
  10. R. c. Antic, 2017 CSC 27, par. 1.
  11. Id., par. 29.
  12. Id.
  13. Id., par. 67.
  14. Le lecteur remarquera qu’il s’agit du principe de l’échelle expliqué dans R. c. Antic.
  15. C.cr., art. 493.1.
  16. Voir Jillian ROGIN, « Gladue and Bail: The Pre-Trial Sentencing of Aboriginal People in Canada », 95 Can. B. Rev. 325 (2017), p. 327.
  17. C.cr., art. 493.2.
  18. R. c. Zora, 2020 CSC 14.
  19. Id., par. 4.
  20. Id., par. 6.
  21. Id., par. 77.
  22. Id., par. 77
  23. Id., par. 89.