L’amour en temps de crise sanitaire : criminalisation de la non-divulgation de la COVID-positivité?

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Par François Boillat-Madfouny, étudiant à la maîtrise en droit criminel à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

Photo by Jason Leung on Unsplash

En réponse à la crise sanitaire, les autorités québécoises ont, dès la fin mars 2020, annoncé et décrété certaines consignes afin de limiter la propagation de la COVID-19, dont notablement l’interdiction de rassemblements extérieurs ou intérieurs, sauf exception. Le non-respect de ces règles peut être sanctionné par l’émission de constats d’infraction en vertu de Loi sur la santé publique.

Cela étant, l’utilisation du droit criminel pourrait-elle également être envisagée afin de sanctionner et dissuader certains comportements relatifs à la transmission de la COVID-19? Plus spécifiquement, dans le cadre de ce billet, nous nous intéresserons à la possibilité d’avoir des contacts sexuels en temps de COVID. À cet égard, le gouvernement du Québec a récemment publié des « Conseils et mesures préventives », expliquant qu’alors que de tels contacts sont sans risques à l’égard de personnes vivant sous le même toit, « les personnes qui ne vivent pas sous le même toit doivent éviter les rapprochements physiques de moins de deux mètres, incluant les contacts sexuels » [1]. Un tel « rassemblement » serait effectivement dangereux et sanctionnable par le droit réglementaire pénal.

Que penser toutefois de l’individu qui sait avoir récemment contracté la COVID et qui omet d’en informer son partenaire sexuel afin de s’assurer de son consentement?  Le gouvernement est clair à l’effet que « [l]es personnes qui doivent suivre les consignes d’isolement doivent s’abstenir de contacts sexuels, incluant les baisers, les caresses, les étreintes, les relations sexuelles » [2] Un tel comportement serait-il non seulement sanctionnable en vertu de la Loi sur la santé publique, mais également en vertu du Code criminel?  

Pour y répondre, une analogie peut être faite avec la criminalisation de la non-divulgation de sa séropositivité à un partenaire sexuel. La Cour suprême s’est intéressée à ce sujet dans l’affaire R. c. Mabior [3] où elle a clarifié dans quelles circonstances factuelles un tel geste peut être criminellement sanctionné et équivaut, en droit, à une agression sexuelle grave [4].

L’actus reus (les éléments matériels) de l’agression sexuelle est prouvée en présence de trois éléments : (1) des attouchements, (2) la nature sexuelle des attouchements et (3) l’absence de consentement [5]. L’agression sexuelle grave exige la preuve d’un quatrième élément matériel, soit (4) le fait que l’agression ait « bless[é], mutil[é] ou défigur[é] le plaignant ou [ait] m[is] sa vie en danger » [6].

Malgré que les deux individus aient consenti à avoir une relation sexuelle, la logique veut que le consentement du plaignant ait été vicié par la fraude, soit l’omission de l’accusé de divulguer sa séropositivité. Nécessitant la preuve d’un acte malhonnête et d’une privation, la Cour suprême définit ainsi la fraude dans un contexte de non-divulgation du VIH :

L’omission de révéler (l’acte malhonnête) constitue une fraude lorsque le plaignant n’aurait pas donné son consentement s’il avait su que l’accusé était séropositif et lorsqu’un contact sexuel présente un risque important de lésions corporelles graves ou inflige effectivement de telles lésions (la privation). [7]

Si ces éléments sont démontrés, le consentement du plaignant se trouve juridiquement invalidé, et l’absence de consentement, élément essentiel de l’agression sexuelle, est prouvée.

Quant au quatrième élément de l’actus reus, la jurisprudence établit que la preuve doit démontrer que la relation sexuelle a causé des lésions corporelles graves ou a causé un risque important de lésions corporelles graves [8]. Dans un contexte de non-divulgation de la séropositivité, si le plaignant contracte le VIH dans de telles circonstances, les lésions corporelles graves sont établies et le consentement aux relations sexuelles ayant occasionné la transmission est vicié. S’il n’y a pas eu de transmission, la Cour suprême a établi que le risque de lésions corporelles graves se matérialise lorsqu’il existe « une possibilité réaliste de transmission » [9]. La Cour suprême établit qu’une telle possibilité ne se manifeste pas lorsque l’accusé (1) avait une charge virale faible et (2) portait le condom [10].

Bref, comme le concluait le Ministère de la justice du Canada :

Le droit établit donc clairement que, pour se soustraire à la responsabilité pénale, une personne atteinte du VIH est tenue de révéler sa séropositivité avant de se livrer à une activité sexuelle qui présente une possibilité réaliste de transmission du VIH. [11]

L’omission de dévoiler sa « COVID-positivité » lors d’une relation sexuelle pourrait-elle être criminellement sanctionnable? Certains le suggèrent [12]. Avec égard pour l’opinion contraire, nous estimons qu’il nous manque trop de variables quant au fonctionnement de la COVID-19 pour pouvoir se prononcer raisonnablement sur la question.

Certes, il est clair qu’un individu « A », qui sait avoir contracté la COVID et qui omet de le divulguer à son partenaire sexuel afin de s’assurer qu’il maintienne son consentement adopte un comportement moralement blâmable. Si la preuve démontre que l’individu « B » n’aurait pas consenti s’il avait su que « A » avait contracté la COVID, son consentement pourrait-il également être considéré comme ayant été vicié par la fraude? Rappelons que selon la Cour suprême, le consentement est vicié puisque l’omission de divulguer prive le plaignant de s’engager dans une activité qui implique un « risque important de lésions corporelles graves ». La non-divulgation du fait d’avoir, par exemple, l’herpès, n’est pas criminellement sanctionnable, puisque cette maladie « est traitable et [ne] bouleverse pas l’existence ni ne réduit sensiblement l’espérance de vie ». Puisqu’elle n’engendre pas de risques importants de lésions corporelles graves, elle ne vicie donc pas le consentement [13]. D’où l’exigence d’une preuve d’expert qui viendrait tout d’abord établir si la COVID mettait effectivement en danger la vie du plaignant. Bien que cela puisse sembler évident considérant la crise sanitaire actuelle, l’ampleur des risques à l’égard du plaignant lui-même pourrait être influencée par de nombreux facteurs, tels que son âge.

Par ailleurs, comme l’a soulevé un auteur [14],  la COVID semble se transmettre plus facilement que le VIH. D’un autre côté, il semble également y avoir une période limitée pendant laquelle le virus peut être transmis. Comment ces facteurs influenceront-ils l’analyse juridique de la situation? Il faudra nécessairement qu’une preuve d’expert soit faite sur les modes de transmission, et sur les moyens qui peuvent réduire les risques de transmission. Quelle sera la « possibilité réaliste de transmission » dans un contexte de non-divulgation de la COVID-positivité lors d’une relation sexuelle? Quel est l’équivalent du condom et d’une charge virale faible? Et s’il portait un masque?

Essentiellement, bien que la logique juridique criminalisant la non-divulgation de la séropositivité puisse à première vue s’appliquer sans trop étirer l’élastique, il nous semble bien hasardeux de se prononcer sur son applicabilité véritable en l’absence de preuve d’expert tant quant aux modes et risques de transmission dans un contexte factuel précis, que quant aux risques importants de lésions corporelles du fait pour le plaignant d’avoir contracté le virus [15].

Par ailleurs, nous tenons à être très clair à l’effet que la possibilité juridique d’user du droit criminel pour répondre à un phénomène moralement blâmable n’est pas garant de l’opportunité de le faire. Dans les années suivant la décision R. c. Mabior, la criminalisation de la non-divulgation de la séropositivité au Canada a été critiquée par plusieurs groupes. Ceux-ci dénonçaient une incohérence entre la preuve scientifique sur laquelle se fondait le droit criminel et les avancées scientifiques récentes sur notre compréhension du VIH, tout en critiquant l’opportunité de cette criminalisation d’un point de vue de politique publique pénale [16]. Par exemple, cette approche dissuaderait les individus soupçonnant d’être séropositifs de se faire tester pour connaître leur statut, ce qui serait particulièrement contre-productif d’un point de vue de santé publique [17].

De telles craintes ont été soulevées en réponse à ceux ayant suggéré qu’il serait juridiquement possible de criminaliser la non-divulgation de sa COVID-positivité à un partenaire sexuel [18]. Par ailleurs, des mises en garde plus générales ont été données quant à l’utilisation du droit pénal, c’est-à-dire tant le droit criminel que le droit réglementaire, pour répondre et dissuader les différents gestes qui seraient de nature à accélérer la propagation de la COVID [19].

Bref, nous prononcer sur l’opportunité de criminaliser la non-divulgation de la COVID-positivité dépasse le cadre de ce billet. Il nous paraît toutefois clair que les personnes qui auront à prendre de telles décisions devront non seulement évaluer la possibilité juridique de le faire selon la preuve d’expert disponible à l’égard d’un contexte factuel donné, mais devront également balancer les considérations de politique publique pénale avec le caractère moralement blâmable du fait de ne pas divulguer à un partenaire sexuel sa COVID-positivité afin d’obtenir – ou plutôt, pour ne pas qu’il révoque – son consentement.


  1. GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, « COVID-19 et contacts sexuels: Conseils et mesures préventives », 27 mai 2020.
  2. Id.
  3. R. c. Mabior, 2012 CSC 47.
  4. C.cr., art. 273.
  5. R. c. Ewanchuck, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 25.
  6. C.cr., art. 273(1).
  7. R. c. Mabior, préc., note 1, par. 104.  Voir aussi Wilcox c. R., 2014 QCCA 321, par. 12.
  8. R. c. Mabior, préc., note 1, par. 104.
  9. Dubourg c. R., 2018 QCCA 1999, par. 46.
  10. R. c. Mabior, préc., note 1, par. 104. Voir aussi Wilcox c. R., préc., note 5; R v Schenkels, 2017 MBCA 62.
  11. MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA, « Réponse du système de justice pénale à la non-divulgation de la séropositivité », 8 janvier 2018.
  12. Lawrence DAVID, « COVID-19 and consent to sexual activity », The Lawyers Daily, 21 avril 2020.
  13. R. c. Mabior, préc., note 1, par. 192. Nous souhaitons toutefois être très clair à l’effet que bien que la non-divulgation d’une maladie transmise sexuellement autre que le VIH ne peut pas faire l’objet d’une accusation d’agression sexuelle grave, un tel comportement est sans aucun doute moralement blâmable et particulièrement honteux.  
  14. L. DAVID, préc., note 10.
  15. Voir Nina SUN and Livio ZILLI, « COVID-19 Symposium: The Use of Criminal Sanctions in COVID-19 Responses – Exposure and Transmission, Part I », 3 avril 2020.
  16. Voir notamment Canadian HIV/AIDS Legal Network, HIV Non-Disclosure in Canada: Current Status + The Need for Change, Avril 2019.
  17. Id., p. 7. Pour en connaître plus la position des autorités fédérales sur ce questions, voir MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA, préc., note 9.
  18. Richard ELLIOTT, Ryan PECK et Léa PELLETIER-MARCOTTE, « Prosecuting COVID-19 non-disclosure misguided », The Lawyer’s Daily, 29 avril 2020; Lee SESHAGIRI, « Criminalizing COVID-19 transmission via sexual assault law? No. And that means no », The Lawyer’s Daily, 28 avril 2020; CANADIAN COLAITION TO REFORM HIV CRIMINALISATION, « Statement on COVID-19 and Criminalization », 27 avril 2020..
  19. Voir notamment Nina SUN and Livio ZILLI, « COVID-19 Symposium: The Use of Criminal Sanctions in COVID-19 Responses – Enforcement of Public Health Measures, Part II », Opiniojuris, 3 AVRIL 2020; Souhila BABA, « COVID-19: Greater Police Powers Is Not the Solution », National News Watch, 8 avril 2020; CANADIAN COALITION TO REFORM HIV CRIMINALISATION, préc., note 16; Scott SKINNER-THOMPSON, « Don’t Criminalize COVID-19 », Slate, 27 mars 2020.